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J'adresse un souvenir ému à l'ancien bagnard qui aimait tant les orchidées. Comme quoi, mes pommes, il ne faut s'attacher à rien de matériel en ce bas et triste monde. L'amour des biens terrestres vous fragilise. A partir du moment où votre vie est marquée par les fluctuations de la bourse, les orages ravageurs de récoltes et autres calamités du second, que dis-je : du dernier degré, rien ne va plus.

Vous voilà vulnérable et vulnéré à tout bout de champ !

Je fais part de mes craintes à Ibernacion, la vaillante qui, neuf corse, est de la fiesta.

Mais elle secoue sa tête brune.

— Non, querido, tu oublies que cette fois il s'agit d'une révolution blanche. On ne détruit que les H.L.M. et on ne fusille que les chefs de cellule et les secrétaires de syndicat.

Effectivement, elle connaît bien ses cons-patriotes. Au détour de la route, là où la colline se remet à descendre en pente douce vers les plantations de fromtobock, j'aperçois les constructions basses du domaine de San Kriégar bien entières et alanguies dans la chaleur de midi roi des étés.

Je lève mon pinceau du champignon.

Attendre et voir ! comme disent les Britanniques lorsqu'ils parlent le français. Une supposante qu'une partie des guérilleros occupent les lieux, qu'ils nous reconnaissent, nous alpaguent et nous compostent la viandasse, hmm ?

Je fais part de mes craintes à Ibernacion. Une fois de plus elle branle le chef (je suis le chef).

— Quand nos troupes quittent la forêt, querido, c'est pour incendier jusqu'au palais gouvernemental. Ils n'ont que le souci de changer le régime. Ensuite ils regagnent les forêts pour préparer la révolution suivante.

Pourtant, je suis à moitié con-vaincu.

— Pinuche, murmuré-je, comme personne ne t'a encore renouché dans la région, c'est toi qui vas aller en éclaireur.

Ça le botte, l'homme au briquet fumeux, de jouer les éclaireurs. Il se voit déjà porteur de la flamme sacrée, escaladant les marches d'un gigantesque podium.

— Que faudra-t-il faire ?

— Tu diras que tu étais un ami de France du défunt propriétaire, le señor Enhespez, et que tu viens prendre de ses nouvelles, vu ?

— D'accord, rétorque le vieux gentleman.

— Prends la chignole, on va t'attendre peinardement à l'ombre de ce buisson de frapadingues en fleurs. Mais ne sois pas long surtout et ne te perds pas en bavassage. Tu retapisses bien les lieux et surtout les gens qui les occupent avant de venir au rapport. Je te veux de retour dans un quart de plombe au plus, c'est vu ?

— Vu.

— Tu es chargé, Papa-Gâteux ?

— Naturellement !

— Alors donne ton feu. Si tu tombais sur des belliqueux, ils pourraient en prendre ombrage et te le feraient savoir avec le leur. C'est un pays où l'on a la gâchette aussi facile qu'on a la braguette à Paris, c'est te dire !

En soupirant, le Résigné me virgule sa rapière. Il prend ma place au volant de la Rolls rose mise à notre dispositif par l'ambassadeur et s'éloigne vers San Kriégar tandis que, comme prévu, Ibernacion et moi nous nous blottissons derrière un taillis fleuri. Je lui roucoule des gentillesses en les confirmant de la main et de la langue. Elle aime beaucoup les manières françouaises. Ça la change des brutalités de ses Robins des Bois qui puent le rance et la téquila et qui se la parcourent au triple galop.

— Si tout va bien, douce Ibernacion, lui dis-je, je t'emmènerai à Paris avec moi…

— Oh ! Paris, fait-elle, émerveillée.

Elle sourit d'aise et demande :

— Et qu'est-ce que j'y ferai, là-bas ?

— Ben… l'amour, réponds-je, quelque peu dérouté par la naïve question.

— Et après ?

— On recommencera !

— Et après ?

— Tu te promèneras, nous irons au cinéma…

— Et après ?

Après, j'aime mieux pas y penser. J'imagine ce que serait la vie, en France, avec cette sauvageonne à éduquer. Marrant de jouer les Pygmalions ; mais pendant un moment seulement. Mes moyens ne me permettent pas de l'installer dans un entresol Renaissance, ni ma vocation de célibataire endurci (toutes les dames que j'ai honorées peuvent en témoigner) de l'épouser. Du coup, à ces perspectives, mon enthousiasme se met à pendouiller.

— Tu travailleras, coupé-je.

Elle fronce les sourcils.

— Qu'est-ce que c'est, travailler ?

Je tente, par la pensée, de l'incorporer à la vie économique et sociale de mon pays. Que pourrait-elle faire, le turf excepté ? Barmaid ? Vendeuse dans un grand magasin ? Pour ça faut des compétences. Décidément, l'avenir européen d'Ibernacion se présente mal.

— Tu ferais des ménages, ma gosse ; lâché-je tout de go. Tu comprendido, Môme ? La cuisine, la vaisselle, les plumards, balayer la casa…

— Chez toi ? demande-t-elle ingénument.

Je me racle la gorge, un peu gêné :

— Ben non, ailleurs, chez des gens, pour gagner de l'argent !

Cette solution parait guère l'enthousiasmer. Elle hoche la tête, réfléchit en mâchant la tige d'une fleur et questionne :

— Il y a beaucoup de soleil à Paris ?

— Ben, de temps en temps, l'été quand il pleut pas et que la grenouille d'Albert Simon y met du sien.

Le silence nous sépare. Rien n'éloigne autant les êtres les uns des autres que leur mutisme. Se taire, c'est se fuir, s'abandonner, s'oublier.

Dans beaucoup de familles, j'ai remarqué combien ses membres mouftent peu. Motus ! ça devient compact, leur muette. Ils se taisent en chœur. Papa n'en casse plus une broque à maman, sauf pour lui faire observer que la tambouille est trop salée, ou pas suffisamment. Ils ont plus rien à se dire. Leur isolement s'est solidifié. Les enfants aussi causent plus. Chacun son rêve, y a plus d'interférence. Un couple, avant de cesser de s'aimer, il commence par la boucler. An début il lutte un peu : de temps à autre, l'un d'eux prend l'initiative d'un effort. Il dit que si ce temps continue, ça va être néfaste pour le tourisme. Ou bien il se plaint de son pancréas et l'autre fait un effort pour murmurer distraitement : « Faut voir un toubib… » Les naufragés de l'existence. En pleine dérive sur les courants malins…

Donc, Ibernacion et ma pomme, on se tait tendrement. Je lui masse les mamelons. Elle me fait des risettes. Tout ça, permet au temps de filocher en loucedé entre nos doigts. C'est ce qu'il y a de plus duraille à tuer le temps. Voyez comme l'homme a de plus en plus le souci de se distraire. Se distraire voulant dire : ne pas s'emmerder. Plus il avance, plus il fréquente les théâtres, les casinos, les restaurants, les cabarets. Plus y fait des croisières avec soirées dansantes ! Plus il essaie de s'oublier, en somme. Vive la mort guérisseuse de l'honteuse maladie vie !

Je zyeute ma tocante et je bondis : presque une demi-plombe que le Révérend est parti. Or je lui ai bien recommandé de faire vite. Comme quoi j'ai eu raison de me fier à mon instinct, mes larves. Lorsque le pifomètre de votre San-A. fait tilt, c'est qu'il a déjà reniflé l'Inreniflable.

Ibernacion me consulte du regard. Elle a pigé mon inquiétude.

— Tu crains qu'il ne soit arrivé des désagréments à ton ami ?

— Ben, ça m'a tout l'air, réponds-je. On attend encore dix minutes, et puis on avise.

Dix broquilles tombent du sablier du temps (quelle magnifique image !). Toujours pas plus de Pinuche que de crème à raser dans la giberne d'un guérillero.

— J'y vais ! décidé-je en me dressant.

— Je t'accompagne !

— Surtout pas. Si je n'apparaissais pas, donne l'alerte.

— Auprès de qui ? objecte froidement la jeune femme.

Il est vrai que dans ce patelin en révolution, police secours doit avoir d'autres Ché à fouetter.