— Je veux que tu restes ici. Tu dénicheras bien des copains pour venir voir à l'hacienda de San Kriégar ce qu'il s'y passe ! Obéis, sinon je ne t'emmènerai pas à Paris.
Un mimi fougueux pour lui gober ses protestations, et je m'éloigne en avançant, courbé en deux, derrière les haies.
Des senteurs aquatiques parviennent du lac Papabezpa, par bouffées que le vent bouscule. Le domaine de feu don Enhespez paraît infiniment tranquille dans la lumière dorée du jour. Un tracteur bourdonne dans un champ de fromtobock. Les chevaux s'ébattent dans le choral et des palefreniers s'affairent autour des écuries. Tous sont des métis impassibles et mornes. J'ai beau écarquiller les vasistas, je n'aperçois pas la chignole de l'ambassadeur de France. Et pourtant, croyez-moi, mais une Rolls rose décapotable, ayant un drapeau français piqué sur son aile avant, ça ne passe pas inaperçu. Je décris un demi-cercle autour des bâtiments sans voir le véhicule.
La route s'achevant dans la cour de l'hacienda, je dois conclure OBLIGATOIREMENT qu'on l'a planquée dans un hangar.
J'espère ardemment qu'on n'a pas mis Pinaud à mal. Est-ce que notre vaillant trio va être démantelé par ce satané Rondubraz !
Toujours me dissimulant, j'approche au plus prés de la demeure principale. Encore une fois, je vous le répète : tout semble quiet. Dans le patio, autour de la vasque où glougloute un mince jet d'eau, deux fauteuils à bascule se font face.
Prés des sièges, une table chargée de boissons, avec deux verres à demi pleins. M'est avis que l'arrivée inopinée de Pinaud a interrompu un gentil farniente.
Les mains dans les poches, bien crispées sur mes deux soufflants, je continue d'approcher, prêt à jouer un concerto à deux paluches à travers mes fouilles. Tant pis pour la petite monnaie qui tombera des trous ensuite.
— Ohé ! señor policier ! — crie une voix joyeuse, dans mon dos (en anglais : in my back).
Je fais une pirouette fulgurante et mes index n'ont qu'un mouvement d'un centième de millimètre à accomplir pour que la purée parte.
Je reconnais Tassiépa Sanchez, le majordome de mon regretté compatriote Enhespez. Il porte une chemise rose savonnette, un jean couleur sable tenu à la taille par une large ceinture de cuir étincelante de clous d'or. Il est rasé de frais, parfumé, lotionné, pomponné, gibbsé, cadoriciné et impeccablement coiffé. Il rit de ses trente et une dents (il lui manque une dent de sagesse) et s'avance vers moi, la main tendue.
— Quelle bonne surprise, señor policier ! je me demandais ce qu'il était advenu de vous et de vos amis…
— En ce qui me concerne, ça ne se passe pas trop mal, réponds-je en lui pressant la louche, par contre je cherche mon copain Bérurier. Et vous, amigo, vous vous en êtes tiré, d'après ce que je vois ?
— Grâce à la révolution, señor. Quand j'ai su que les Blancs avaient repris le pouvoir et nettoyé la base, je suis revenu.
Il adopte une mine navrée.
— Mille fois hélas, ça été pour apprendre la mort de mon regretté Maître… J'ai pris la direction du domaine en attendant que les héritiers de don Enhespez se manifestent…
— C'est bien, approuvé-je. C'est très bien, ami Tassiépa ; puis-je vous demander un verre d'eau fraîche, je meurs littéralement de soif.
— J'allais vous le proposer, mais avec beaucoup de whisky dans l'eau, señor policier. Comment êtes-vous venu jusqu'ici ? questionne Sanchez en m'entraînant vers le patio.
— J'ai fait du stop, amigo. Des guérilleros ont bien voulu me prendre à bord de leur camion et m'ont lâché au croisement des routes de Santa-Maria Kestuféla et de San Kriégar. Je viens de me taper huit kilomètres à pied, en plein soleil…
Je m'éponge le front et me laisse choir dans un fauteuil.
— Figurez-vous qu'un type m'a doublé au volant d'une grosse bagnole battant pavillon français, continué-je, tandis qu'il me sert à boire ; je lui ai fait signe, mais ce bougre-là m'a résolument ignoré…
— Le pays n'est pas sur, señor policier, les gens se méfient.
Le glaçon tinte joyeusement contre les parois du verre qu'il s'apprête à me tendre. Il agite le godet d'un mouvement léger ; pour bien le rafraîchir.
— Ce compatriote venait ici, bien entendu ? poursuis-je, puisque le chemin ne va pas plus loin.
Je regarde fixement Tassiépa Sanchez.Je cherche à piger. Son visage efféminé est presque angélique.
— Je n'ai vu personne, affirme le majordome ; il aura pris la piste de terre qui dessert les champs…
In petto, je me dis : « Cause toujours, mon pote. Tu essaies de me jeter de la poudre aux yeux, mais j'ai pigé ton manège. Depuis que le maître est clamsé, tes ratiches ont poussé et tu veux sucrer le domaine. Tu as pris le père Pinuche pour un envoyé officiel de l'ambassade de France venu régler la succession du patron, et tu as décidé de ne pas te laisser faire… »
Je viens de commettre une erreur en cours de raisonnement, mes petites chattes. C'est pas de la poudre aux yeux, c'est du whisky aux yeux qu'il me balance, d'un geste précis, inattendu, en faisant mine de me tendre le glass. Je morfle l'alcool en pleines mirettes. Ça m'aveugle, ça me brûle. Je me frotte violemment les carreaux.
— Espèce d'enviandé ! je gronde.
Que ma vue revienne un brin ; et il va lui falloir un calcif en ciment armé pour ne pas effacer une volée de bastos dans le buffet. Ah ! la carne !
Seulement, quand on a du scotch dans la vue, pendant un certain temps, on rêve davantage à une canne blanche qu'à un revolver.
Je me dépatouille misérablement. Mes maux ne sont point encore terminés vu que deux bras énergiques me cramponnent par-derrière et me bloquent sur dossier de mon fauteuil. Pour une sacrée prise, c'est une prise sacrée, les gars ! Je connais le judo, le karaté, le karabéru, et bien d'autres astuces de défense ou d'attaque, mais jamais encore je n'avais ouï-dire d'un coup pareil. C'est la paralysie complète. Je suis comme solidifié, mes petites commères. Pas moyen de broncher. Faudrait que je vous fasse un dessin pour vous expliquer l'en-quoi-ça-consiste, mais allez donc dessiner dans ma position fâcheuse ! Mon attaquant a passé son bras droit sous mon aisselle droite, vous suivez ? Ensuite sa main droite s'est emparée de mon bras gauche, tandis que son bras gauche pèse très dur sur ma nuque, m'obligeant à me courber en avant. Répondez franchement, est-ce que vous pigez le méli-mélo ? Non ! ça ne m'étonne pas de vous. Une partie de loto vous flanquerait une méningite.
Ce pourri de Tassiépa Sanchez profite de mon immobilisation (l'immobilisation n'est pas la guerre) pour me marteler le visage à grands coups de poing maladroits en poussant des cris hystéros. Il frappe et frappe ! J'ai le pif qui ramone ! La pommette qui gonfle ! La bouche qui se déforme. Je comprends pourquoi on appelle ces gars-là des frappes ! Misère, j'aurais ma liberté de mouvement, quelle danse j'y collerais à ce petit brigand ! Seulement je ne l'ai pas… Qu'est-ce que je honnis ! Mais si que je l'aille l'étreinte se relâche ! Sanchez cesse de cogner. Je me sens libéré. Ma vue revient, un peu trouble encore, suffisante toutefois pour me permettre de physionomiser le majordome. Il a encore un poing en l'air ! On dirait qu'il va entonner l'Internationale. J'aperçois de mieux en mieux. Je ne suis plus de la cécité, je suis de la re-vue !
Sanchez laisse retomber son bras, il recule ! Alors je réagis. Mes deux colts en main je le doublement braque.
— Bouge plus, fiston, j'ai à te causer ! lui dis-je.
Il s'arrête. Je jette un rapide coup de périscope derrière moi. Et qu'aspers-je ? Ma belle Ibernacion, farouchement planté à l'entrée du patio. Puis, juste derrière mon fauteuil, un gars face contre terre, planté lui aussi, mais avec une navaja magistralement lancée par ma petite camarade. Oh, mince alors, moi qui voulais la déguiser en femme de ménage, quelle couennerie c'est été ! A Médrano, oui ! A l'Olympia votre coca : triste !