— Lorsque Bérurier aura atteint le poids idéal, nos spécialistes modifieront son aspect de manière à ce qu'il ressemble au sieur Krackzek. Ensuite de quoi il partira pour Santa-Maria Kestuféla. Il devra agir dès le premier jour, je ne pense pas qu'il pourrait faire illusion très longtemps, ne possédant pas le talent particulier de l'homme dont il prend l'identité. La règle armée de cuivre virevolte et va se poser sur un point hachuré de la carte, à l'intérieur de la tête de marteau ! Voilà le point chaud, San-Antonio, décrète le Vieux ; la chambre forte de la base. Elle se présente sous la forme d'un immense coffre-fort entouré de cellules photo-électriques verticales…
— Je sais tout cela… La preuve, c'est que nous avons muni la chambre d'amaigrissement d'Alexandre-Benoît, de barreaux respectant l'espacement exact des cellules photo-électriques.
— L'écartement du rayon lumineux est de trente-huit centimètres exactement, poursuit le patron. Même amaigri, Bérurier devra rentrer son ventre et se tenir droit pour passer entre ces rayons sans les interrompre, ce qui déclencherait les signaux d'alerte.
— Il passera jamais, affirme Marie-Marie.
On la défrime, Elle hausse les épaules et rit puissamment de ses deux canines.
— Dites, vous rigolez : il a une bedaine comme ça, tonton Trente-huit centimètres, ça fait pas chouchouille.
Elle s'approche du bureau, saisit une règle graduée et du pouce, compte l'écartement souhaité.
— Ton oncle a terriblement maigri, lui dis-je, maintenant il est presque aussi mince que moi.
— Même qu'il serait plus mince encore, y passerait pas, affirme notre jeune conseillère technique. Et vous savez-t'y pourquoi ?
— Non ? fait gravement le Boss.
— Parce qu'il est en zigzag, l'onc' Béru.
Un sourire engageant effleure les lèvres du directeur.
— Qu'appelles-tu en zigzag, mon petit ?
— Y ressemble un peu à un pigeon ; tonton. Sa poitrine est bombée et son dargiflard tire en arrière.
Elle lâche la règle pour prendre un gros crayon rouge et de sa petite main maladroite, trace un éclair aux angles arrondis sur le buvard du Boss.
— Jamais vous ferez passer un machin comme ça à travers trente-huit centimètres, réaffirme la jeune documentée, jamais ! Sans compter qu'il est manche comme un os de gigot, l'onc' Béru. Je vous fous mon billet qu'il se tordra la patte au moment de franchir vot' truc et qu'il déclenchera tout le bonzin… C't' un bonhomme, on a jamais pu bouffer une fois en famille sans qu'y renverse son verre sur la nappe, quand ça serait pas la soupière…
Nos sourires amusés s'estompent. Ce que dit la gosseline est tellement bourré de bon sens, qu'il nous apparaît comme évident que jamais le gars Béruche ne pourra se jouer des rayons lumineux. Surtout un aller-retour !
— Si le signal retentit, c'est fichu, soupire le directeur, lequel se permet un gros mot, vu la gravité de nos préoccupations. Songez en outre qu'avant de franchir le barrage en question, il aura dû neutraliser au gaz la douzaine de gardes en faction devant le coffre !
Marie-Marie nous considère d'un œil goguenard. Puis elle récupère la règle graduée et, opposant deux chaises, dos à dos, les écarte l'une de l'autre de trente-huit centimètres.
— C'est à travers ça que vous voudrez faire passer tonton ? rigole-t-elle.
Effectivement, l'écartement semble infiniment dérisoire quand on évoque la stature du Mastar.
— Moi, j'ai une autre solution, ajoute la fillette.
Un peu gonflant, non, que le grand Dirlo et un crack de la poule écoutent les suggestions d'une petite délurée de huit berges. Et pourtant, nous sommes plus attentifs que des héritiers à l'ouverture d'un testament !
— Quelle autre solution ? demande le Scalp.
— Regardez ! fait Marie-Marie.
Elle passe et repasse entre les deux dossiers de chaise, de plus en plus rapidement.
— C'est moi que je dois y aller entre les photoélectriques de la cellule, déclare-t-elle. Avec ma pomme, ça risque pas de carillonner !
La perspective d'envoyer une enfant dans la base de Santa-Maria Kestuféla pour ouvrir une chambre forte nous incite à éclater de rire, ce dont nous nous acquittons d'un commun accord, le Vieux et moi.
— Bout de chou, va ! murmure-t-il. Maintenant, laisse-nous discuter, nous avons de gros problèmes à élucider.
— Mais y a pas de problème, puisque je peux faire vot' boulot ! proteste Marie-Marie.
— Oh ! écoute, ça suffit, ma petite fille ! tonné-je. Fiche-nous la paix si tu ne veux pas recevoir la fessée !
Elle devient verte de rage, s'approche de moi, me défie d'un regard flagellateur.
— Sadique ! laisse-t-elle tomber.
Ensuite de quoi elle va s'asseoir dans le fond de la pièce.
— Allons, ne boude pas, lui lance le Vieux, qui joue le grand-père Hugo, aujourd'hui. Ce que tu ne sais pas, mon enfant, c'est que derrière les barreaux lumineux, il y a un coffre dont il faut ouvrir la serrure sans en connaître le système, ni en posséder la clé !
Apparemment vaincue, Marie-Marie hausse les épaules et se le tient pour dit.
— Dès maintenant, fait mon chef vénérable, vous allez entraîner Bérurier à passer entre deux rayons. Et vous ne lui donnerez pas de nourriture avant qu'il puisse franchir cette grille invisible sans déclencher la sonnerie. Si ce bougre-là est en zigzag, je vais lui apprendre à se tenir droit, moi.
Il s'enrogne tout en parlant.
— Il a commis un abus de blanc-seing ! Une usurpation de fonction ! Un… Une… Il en subira les conséquences jusqu'au bout Matamore ! Fier à bras ! Je préfère vous dire que si par miracle il revient de cette équipée, San-Antonio, je lui demanderai sa démission !
— Et ça, c'est du poulet ? demande soudain Marie-Marie en déposant sur le bureau du Boss un volumineux dossier ligoté avec une attache noire.
Le Sinistré du mamelon ouvre sa bouche vous dévoiler tous les rouages de son râtelier.
— Mais… où as-tu pris ça ? bafouille-t-il.
— Là, elle désigne le fond de la pièce, dans le coffre, m'sieur !
— Il… il était ouvert ?
— Vous êtes pas le genre de bonhomme à laisser vot' coffre ouvert, non ?
Elle montre une grosse agrafe de bureau, toute tordue.
— Je m'ai servi de ça, et j'ai pas traîné. Faut vous dire qu'à la maison c'est toujours moi que je réparais les réveils détraqués. Notre voisin, le père Flouasse, était serrurier et comme je m'intéressais, il m'a appris à bricoler…
Elle cueille le dossier par le nœud de son attache, comme elle le ferait d'un cadeau.
— C'est sûrement pas tonton qui vous aurait récupéré ces paperasses aussi vite, sans vouloir que je me vante. Un maladroit pareil, vous parlez ! Lui, quand y veut casser des noix avec un casse-noix, il casse le casse-noix !
— Diablotin, diablotin ! murmuré-je, non sans admiration.
Marie-Marie me file un œil acéré par-dessus son épaule.
— Ben, qu'est-ce qui t'arrive, Antoine ? demande-t-elle. V'là que tu causes comme la vieille qu'a écrit les Malheurs de Sophie, que mémé me cassait les pieds à vouloir me lire.
— San-Antonio ! s'exclame le Vieux… Savez-vous à propos de Krackzek, qu'il est veuf et père d'une fillette de dix ans ?
Je bondis, frémissant de colère.
— Patron vous ne comptez tout de même pas…
Il essaie de me calmer d'un geste souverain.
— Ne vous emballez pas, mon cher. Il convient de bien étudier la situation, et surtout de ne pas rejeter des solutions qui, certes, à première vue peuvent paraître… oiseuses…
— Mais qui à seconde vue sont odieuses ! terminé-je.
Marie-Marie me tire la langue. Jugeant cette brimade insuffisante, elle déclare :