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Assis à califourchon sur une selle de cheval servant de tabouret, don Enhespez regarde évoluer le maigre Bérurier, quasiment nu dans un slip trop grand. La peau du Mastar fait des vagues. Il pend comme un pébroque à la renverse, le chéri. Fini son durillon de comptoir ! Envolé ses cuissots plantureux. Il ressemble désormais à un tube de pâte dentifrice vidé. Il a le dos arqué par la faiblesse, les oreilles trop grandes, le nez perdu dans un visage où s’obstinent des roseurs… Il se déplace en grand malade pour qui aller aux voitéres représente une traversée saharienne.

— Eh bien, Pépère, l’encouragé-je : qu’attends-tu pour passer tes nouvelles fringues ?

Béru hoche la tête.

— Je veux bien que j’ai fondu, mais de là à entrer dans ce futal, mec… Même avec un chausse-pattes et de la vaseline j’y parviendrais pas !

— Ce sont pourtant des vêtements à vos mesures, observe don Enhespez.

— Allons, allons ! Les mesures d’un garçonnet, voui ! ronchonne le Transparent.

Lentement il passe ses cannes dans le pantalon, remonte celui-ci et s’éberlue en constatant qu’il peut le fermer.

— Calamitas, soupire-t-il, c’est donc si grave !

Il secoue tristement la tête.

— Je me remonterai jamais, gars. J’sus devenu de la graine de sana avec vos saunas.

— Dis donc, Krackzek…

— Moui ?

— Bravo, ça vient ! le complimenté-je.

— Oh, toi, y’a que le turbin qui t’intéresse, reproche le Déjeté. Ma santé, tu t’en balances éperdument ! Y en a qui feraient un geste, qui vous offriraient une petite boutanche d’huile de foie de morue pour vous requinquer ; mais tézigue, c’est malgache bonne eau ! Travail, famine, patrie, comme c’t’ordure de Dabe ! Ah, putasse, le jour que j’ai empreinté ce laissez-passer, j’eusse mieux fait de me plonger les paluches dans un bénitier plein d’acide sulfurique !

Ses jérémiades irritent prodigieusement notre hôte, homme d’action avant tout.

— C’est une pleureuse, votre collaborateur ! déclare sèchement don Enhespez. Vous espérez sérieusement qu’il peut entreprendre une mission aussi périlleuse ? Vous savez, mon vieux, que les Chinetoques de la base ne sont pas des plaisantins.

Son mépris met l’ex-Gravos en rogne.

— Ah ! vous, le cove-bois, je vous interdis de vous mêler de mes oignes, sinon je vais engraisser les lois de l’hospice-alité. Vos Chinois, j’en ai rien à branler et c’est pas encore z’eux qui me flanqueront la jaunisse !

— Ils sont terribles, soupira don Enhespez. Depuis qu’ils ont sournoisement investi ce pays, tout a changé. Il y a dans l’air je ne sais quelle angoisse explosive. Les Rondubraziens n’osent plus se parler, chacun se croyant espionné par les autres. Notre gouvernement a peur. Il sait que, sous couvert d’accords industriels, il a introduit le loup dans la bergerie. Ces gens s’implantent, noyautent, contaminent. Si ça continue, d’ici deux ans le Rondubraz sera colonisé proprement. Et les Américains laissent faire ! On dirait qu’ils sont las d’assumer leur rôle à présent et qu’eux-mêmes sont touchés par le courant jaune. Un jour, il les entraînera…

Ayant dit, don Enhespez se sert une coupe de Dom Pérignon.

Interjection, l’accorte servante métisse de don Enhespez, pénètre dans la pièce et vient chuchoter quelque chose dans l’étagère à crayon de notre hôte.

— Ah bien ! fait ce dernier.

Et de nous annoncer :

— Le maquilleur est ici, mon bon Krackzek. Interjection va vous conduire à la salle de bains où cet homme s’occupera de votre grimage.

Béru sort sans trop rechigner, fasciné par le valseur de la servante.

— Vous paraissez bien soucieux ? me demande Enhespez, en allumant un long cigare noir aussi odorant qu’un poste de police au moment où messieurs les poulagas se déchaussent pour s’oxygéner les durillons.

Soucieux ! Admettez qu’il y a de quoi ! Nous voici au seuil de la grande aventure. Déjà la batterie attaque son roulement précédant le saut de la mort. Béru usurpant l’identité d’un Tchèque sans parler une broque de sa pseudo-langue maternelle (ce qui fait de lui, en quelque short, un Tchèque sans provisions), va se présenter dans le nid de guêpes bardé de clôtures électrifiées. Ce, en compagnie d’une innocente petite fille. À eux deux, ils vont risquer une partie sans précédent : ruiner tout le bénéfice de cette exploitation chinoise minutieusement réalisée. Et pendant que l’étrange couple tentera cette périlleuse mission, Alfred le merlan rend son âme pommadée à Dieu, en France cependant qu’on demeure sans la moindre nouvelle de la Baleine de ces messieurs ! Le plus pire, comme dit Béru, c’est que votre vaillant, votre fougueux, votre téméraire San-Antonio doit, en l’occurrence, se contenter d’un rôle aussi subal que terne, que dis-je, un rôle ! Un emploi. De régisseur. Il a juste le droit de frapper les trois coups et de « faire les rideaux ». Tout ça parce qu’un jour, un Béru plein de beaujolpif a cru bon de jouer les Bayard en apposant l’empreinte de ses francforts sur un document à pièce unique. Chaque fois que j’évoque son filoutage, je me dis que c’est bien fait pour ses pinceaux, tout ce qui arrive…

Je m’arrache à ma songerie pour prendre en considération la remarque d’Enhespez.

— Je le suis, cher monsieur, je le suis. Il m’est insupportable d’envoyer la petite fille dans cette galère.

L’ancien bagnard vide sa coupe.

— Je comprends ce que vous éprouvez, mais je ne suis pas de votre avis, commissaire.

— Vraiment ?

— Je pense que cette gosse constituera un bouclier. Elle donne une garantie d’authenticité au personnage de votre gars. Généralement, un type chargé d’une pareille mission ne prend pas ses auxiliaires à la maternelle ! Malgré leur méfiance, les Jaunes n’y verront que du bleu.

Je salue la fine boutade d’un sourire. Peut-être a-t-il raison. Pourtant, je contre-objecte :

— D’accord pour l’entrée en matière, mais songez à la conclusion. Le coup perpétré, en admettant qu’il réussisse, il va falloir les récupérer…