— À ce qu’on peut bien bouffer chez ces Chinois. Je sens qu’on va se farcir du riz à l’eau. Ces gus, je les connais : y se nourrissent d’un courant d’air…
En toile de fond, je décèle le ronron d’un moteur.
— Je crois qu’on arrive, fait Marie-Marie. Oh dis donc, ça n’a pas l’air marrant comme coin !
— Tu parles, maussade le Maigre, c’est pas le clube Méditerranée.
— Y conduit comme un connard, ce pèlerin ! fulmine Marie-Marie, v’là que je m’ai cogné le front contre la vit’. J’ai pas une bosse, dis, m’n’onc ?
— C’est rien, indifférence Béru. Un peu de maintien, môme, nous v’là sur le chantier de naguère !
Un bref silence. Un bruit de portière ouverte. Une voix zézayante dit des trucs en espagnol, une autre y répond. Formalités entre le conducteur du taxi et une sentinelle chinoise, je suppose. Ça s’anime.
— Quoi t’est-ce ? demande Alexandre-Benoît. Faut qu’on descende ici ? Le taxi peut pas pénétrer dans le camp ? Mince, se farcir la traversée de c’t’esplanade en plein soleil, c’est joyce ! Je croyais en être quitte avec les séances de sauna.
Il bougonne. En arrière-fond, les voix continuent de jacasser.
Je l’entends souffler un bout de temps. Des martèlements de pas cadencés retentissent.
— Allez pas si vite, quoi, bon Dieu ! proteste Marie-Marie… J’ai pas des bottes de cellier comme Barbe-bleue, moi ![8]
Enfin on doit atteindre un poste de garde. Une nouvelle voix, plus sèche, plus autoritaire que les précédentes, éclate brusquement. Cette voix s’exprime en anglais.
— Scoue-mi, my lord, bredouille Béru, mais je ne me pique pas anglais. Je pique franche on lit. A capito ?
— Come with me ! rétorque la voix.
— Pas mal et vous, my lord ? répond le Mastar à tout hasard.
Ça déambule un moment sur une surface cimentée. Des portes s’ouvrent. Des voix échangent des trucs en chinois.
Accroupi au fond de sa barque, votre San-A. a le battant qui se trémousse, mes chéries. Cette fois c’est parti : mes deux lascars sont dans le guêpier.
— Vous êtes monsieur Krackzek ? module un organe doucereux.
— Parfaitement, mon général, répond Bérurier.
— Je ne suis pas général, affirme l’interlocuteur. Ici il n’y a aucun militaire, cher monsieur. Nous sommes de simples techniciens chinois au service du gouvernement de ce pays.
— Mande pardon, bredouille Pépère, je m’ai mépris, vu que vous êtes en bleu de travail.
— Vous avez votre sauf-conduit ?
— Le v’là, mon technicien !
Un blanc. Le chef de camp doit étudier le document.
— Qui est cette enfant ? demande-t-il.
— C’est ma fille, Natacha, mon technicien. Sa pauv’ maman est morte, elle a plus que moi z’au monde, et moi je n’ai plus qu’elle. J’ai pas pu me résolver à la laisser. Si vous n’y verriez pas d’inconvénient, j’aimerais la garder avec moi. Turellement vous me déféquerez sa nourriture de mon traitement.
— Ici on travaille, déclare l’autre, chacun doit laisser sa vie de famille au-dehors !
Sa voix a gardé la même douceur vénéneuse, et pourtant, malgré l’imperfection de l’audition, je sens qu’elle appartient à un homme impitoyable.
Seulement, bien que provisoirement squelettique, Béru ne s’en laisse pas imposer.
— Écoutez, mon technicien, fait-il posément, confondons pas vérole et chaude-pelisse. Si je suis devenu un des meilleurs espécilistes mondiaux du sulfocradingue c’est pour c’t’enfant. Sans elle, j’sus bon à nibe.
— Que signifie cette expression ? s’inquiète le Chinois chef.
— C’est un mot tchèque, tranche le Péremptoire. Il veut dire que si j’ai pas ma petite Natacha près de moi, je peux pas travailler.
La gosse intervient.
— Vous savez, m’sieur : j’sus pas encombrante ; pourvu que vous m’laissiez jouer avec ma poupée, je dérange personne.
— Nous verrons, élude le haut personnage de son ton de sacristain enrhumé. Il paraît que vous parvenez à extraire jusqu’à un décigramme par jour, monsieur Krackzek ?
— Pff, vous rigolez, mon technicien ! Y a même des fois j’arrive à cent milligrammes ! Mais je vous prie de croire qu’à la fin de la journée j’ai la crampe du collégien dans le poignet.
— Quelle méthode utilisez-vous ?
— Beûh, la méthode Prévots-Delaunay, de préférence.
— Je ne connais pas.
— Parce que c’est tout récent.
— Il s’agit d’un procédé plus rapide ?
— Aucune comparaison, mon technicien. Je connais aussi la méthode Bougnazal, mais à mon avis elle est trop salissante. Maintenant, si vous voudriez bien me faire conduire à mes appartements, ce voyage m’a vanné.
— Je pense que vous nous donnerez dès ce soir un petit échantillon de votre savoir, monsieur Krackzek ?
— Et puis quoi encore, fulmine Béru, faudra p’t’être que je vous fasse la tambouille et que je repeigne la niche à Médor, non ? Je gélatine des cannes, moi, et tout ce que je peux vous démontrer avant demain matin c’est la manière que je roupille.
— Très bien, se soumet l’autre. Nous attaquerons demain à la première heure. Je vous laisse vous installer.
Le technicien-chef s’adresse à l’un de ses sbires et lui ordonne :
— Ton ri ki kui se ra trô bou yi !
Ce qui, les chinétologues vous le confirmeront, signifie : « Conduisez cet homme au bâtiment 14 bis. »
Je les entends déambuler.
Tassiepa Sanchez cligne de l’œil.
— Jusque-là ça ne se passe pas trop mal, fait-il en espagnol.
Bien que je ne comprenne pas cette langue, je lui réponds par un prudent :
— Attendons la suite !
Nous rehissons le filet. Il est bourré de fretin. On en a jusqu’aux genoux, de la friture. Je vais renifler la marée dieppoise pendant une semaine. C’est toujours un peu ridicule, la vie. Dans les instants les plus graves, les détails cocasses viennent vous perturber l’épopée. Je me rappelle, une des premières filles que j’ai sortie pour lui raconter ma flamme avec ce qui s’ensuit, je l’ai drivée par une belle nuit sans lune dans un square et c’est sur un banc que je me la suis extasiée. Je sentais bien que le banc poissait. Je me disais : c’est la rosée ! Manque de bol, c’était de la peinture fraîche. Quand on s’est retrouvé dans les lumières, on pouvait récapituler les péripéties de nos ébats sur nos fringues. Elle et moi ça commençait par de sages rayures en travers à l’endroit de nos dargifs. Ensuite, les rayures se trouvaient dans le sens de la longueur. Tout le long de son dos pour la môme, aux genoux et aux coudes pour mézigue.
On ne s’en est pas gaffé tout de suite ; seulement à la brasserie où on se remettait d’équerre avec une menthe-limonade. Tous les consommateurs se boyautaient… Ça m’a retiré instantanément l’amour que j’avais d’elle.
Pour vous dire, ces poissons, ils me souillent l’anxiété. Ça cloaque contre mes jambes. Ça visqueuse, ça frétille. J’arrive pas à me concentrer sur l’écoute de mon émetteur.
Et pourtant, mes gueux, la partie qui se joue est fantastique, non ? J’imagine la gamine et l’amaigri dans ce camp bardeleudo-électrifico-miradoré, si inconscients du danger que la tranquillité de leurs voix me met la larme aux cils. Ils sont dans une poudrière, en train de jouer avec des allumettes comme on se paye un pique-nique sur les bords de l’Oise.
— Eh ben, dis donc, p’pa, c’est pas jojo comme crèche ! s’exclame la mignonne.
— Écrase, gosse ! enjoint le ci-devant Dodu. Ici c’est motus et vivendi.