Je devine à un froissement d’étoffe qu’il a un geste rond pour signaler à sa pseudo-fille que des micros perfides doivent être planqués dans leur logement.
— Si que j’allais jouer, p’pa ? dit miss Tresses d’un ton dégagé, mais où percent ses intentions pour qui les connaît.
— Va, murmure le Mastar. Mais reste à promiscuité, Natacha, j’irai te rejoindre dans quèques minutes pour faire un peu de footinge, que ce long voyage m’a quasiment noué les muscs. Je déballe nos valoches, ma poule, et j’sus t’à toi.
— Je prends ma poupée ! avertit Marie-Marie.
— Jockey ! Mais la chahute pas trop, qu’elle est fragile !
Des pas, encore… Rien n’est plus fastidieux que cette attente. Il leur faut le temps de se repérer, de piger la topographie du camp, d’échafauder un plan de fuite. Quel dommage que notre liaison soit à sens unique ! Je peux entendre le gars Béru, mais lui, hélas, est absolument coupé de moi. Impossible donc de lui donner des directives… Je regarde ma montre de plongée. Elle indique six plombes moins une. Le moment est venu de filer, selon nos conventions (collectives) un coup de walkie-talkie à don Enhespez. J’abandonne l’écoute du Mastar pour dégager l’antenne de mon second appareil. Un léger sifflement susurre sa note continue.
— Ici oiseau migrateur, vous m’entendez ?
Je répète à quatre reprises ma phrase de code. Enfin le sifflement cesse.
— Je vous reçois parfaitement, répond la voix cavernée de notre hôte.
— Les passereaux sont dans leur cage. Ils ont l’air de s’y plaire. Prenez l’écoute tous les quarts d’heure.
— Entendu…
Silence. Cette brève communication m’a calmé les nerfs. Je sais qu’au domaine de San Kriégar le dispositif de récupération est en place. Une jeep tout-terrain bourrée de mitraillettes pour une récupération en catastrophe par terre ; une vedette automobile, également riche en armes à feu, dans l’hypothèse d’une récupération par eau. Il y a même, sur l’esplanade de l’hacienda, un petit hélicoptère peint en jaune dont l’exploitant agricole se sert pour pulvériser de l’insecticide sur ses centaines d’hectares de fromtobock[9]. Une vraie mobilisation, comme vous pouvez voir. Au moment du sauve-qui-peut, Béru commentera sa fuite, et d’après ses indications nous volerons à la rescousse.
— Attention ! murmure Tassiepa Sanchez.
Il me désigne une petite embarcation en forme de pirogue qui se dirige vers nous. Deux hommes au torse nu, à la peau cuivrée, aux cheveux huileux, se tiennent debout dans l’embarcation. Ils ont une pagaie dans les mains et un anneau d’or à l’oreille droite.
— Ce sont des Indiens Ifoti, me chuchote Sanchez. Ces gens sont des pêcheurs très doux, mais très bavards, contrairement aux Indiens Ifotipa qui eux sont des chasseurs silencieux et cruels.
Effectivement, comme pour corroborer ces dires, la pirogue des deux Ifoti s’arrête près de notre barque et ses occupants se mettent à nous parler en dialecte du cru et en gesticulant. Heureusement que mes instruments de phonie sont planqués sous des toiles car ils pourraient éveiller leur curiosité.
Ça jacasse, jacasse, jacasse. Je commence à choper des fourmis dans les entonnoirs. Tassiepa Sanchez leur fait la causette abondamment en distribuant des sourires. Sans doute est-il sensible aux muscles qu’on voit frémir sous la peau des deux costauds ? Vu que je ne pige que pouic à leurs salades, je m’abstiens de me manifester, mais je roule des gobilles féroces à mon camarade. Rendez-vous compte qu’il se passe des choses capitales au camp et qu’il m’est impossible de les écouter. La palabre dure un bon quart d’heure. J’ai les doigts tout blancs à force de crisper ma main sur le rebord de mon banc. Enfin, les deux piroguiers nous saluent et se mettent à pagayer après avoir foutu la pagaye à notre bord.
— Mais, putain d’Adèle, que nous voulaient-ils ? demandé-je à ma petite camarade.
Il hausse les épaules.
— Rien de particulier. Ils s’intéressent à tout. Ils voulaient connaître la puissance de notre moteur, qui vous étiez, la quantité des poissons que nous avons déjà sortis, ce sont des enfants.
Je bitoune mon récepteur. Pile je tombe sur la voix grumeleuse du précédent Gros.
— Non, et non et non ! fulmine-t-il. Si tu n’obéis pas je te file une fessée, t’entends, dis, pie-borgne !
— T’étrangue pas, tonton, riposte miss Tresses. On a beau z’être au milieu de l’esplanade, tes petits copains chinois pourraient t’entendre et se met’ à chinoiser ! C’est à moi que le Grand Patron a confié le boulot et c’est moi que je le ferai. Manche comme t’es, recta tu leur déclencherais le signal !
— Soye polie, eh, frontée ! rugit le Gros, oublille pas que si j’sus pas ton père j’sus tout de même ton oncle !
— Continue de me faire tarter, et justement je vais aller leur causer que t’es mon onc’.
Pour la première fois, le Déventré pense à son micro et s’adresse à moi directement.
— T’entends comment elle comporte, cette teigne, dis, San-A. ! Un vrai choléra. Ah ! misère de mes deux, quelle idée qui vous a pris de me cloquer cette mistoune comme équipière ! Bouge pas, ma fille (enchaîne le cher homme) qu’on sorte d’ici et je te vais faire fumer le dargeot pour t’apprendre d’obéir. Qu’est-ce qu’y a passé par la tronche, à ma Berthy, pour qu’elle se mêlasse de recueillir une greluse pareille ! Ah ! mon papa avait raison quand il disait : « Fais du bien à un vilain et y t’ch… dans la main ! »
Sa colère le fait tousser. Il apoplexique un grand coup, ce qui fait danser le bouton-micro. Puis il se ramone les intérieurs.
— Bon, fait la sempiternelle gamine, t’as vidé ta crise, tonton ? Alors écoute bien ce que je vais t’dire. Et toi aussi, Antoine ! aboie-t-elle en approchant sa bouche du bouton (je le suppose étant donné l’intensité du son). Pendant que m’n’onc’ déballait not’ valise, je m’ai promenée dans le camp. Faut que je vous dise, ces Chinetoques, y sont très gentils, très corrects. Pas un qui s’est permis un geste déplacé envers mon égard. Je m’ai amusée un peu partout, mine de rien et je suis même t’été jusqu’à la salle du cof’. Y sont seulement quatre là-dedans, et y jouent avec des petits bâtons. Y m’ont fait signe de sortir, mais gentiment, sans se fâcher. Je peux donc me permet’ d’y retourner et de casser les berlingots. Alors que si tonton irait, y se ferait virer d’emblée, non ? Quand y roupilleront j’irai m’occuper du cof’ tandis que tonton fera le 22. Supposez que j’arrive pas à l’ouvrir, y sera toujours temps qu’m’n’onc’ s’y mette, en supposant qu’y soye plus futé que moi, ce dont ça m’étonnerait.
— Marie-Marie ! grondaille Béru, respecte mes cheveux clairsemés, je te prie !
La Jehanne Hachette des messageries Poulagas n’a cure (comme on dit à Évian) de cette protestation. Son plan d’action la survolte. Elle babille à propos de ce coup de force insensé, comme elle organiserait une partie de marelle dans une cour de récréation.
— Si j’ouv’ le cof’, dare-dare je débouche les flacons et je me barre. Le seul truc que tonton doit s’occuper, c’est du moment qu’on se cassera.
Béru toussote.
— Dans le fond, ma gosse, approuve-t-il, ça me paraît se défendre, ton petit micmac. J’espère dans tous les cas que tu sauras ouvrir ce coffiot, autrement sinon je me pointerai. Pour en ce qui concerne la fuite, j’ai déjà pris mes dispositifs, tu m’esgourdes, San-A. ? V’là le labeur : derrière la carrière où qu’on extrapole le sulfocradingue, le camp est bordé par un ruisseau. À c’t’endroit, y a une sorte d’espèce de trou creusé sous le grillage de clôture. À mon avis, c’est un des clébards du camp qui l’a gratté, un fox-trot-terrier sans doute. Il aura reniflé du gibier ou une chienne en chaleur. Ce trou est situé juste derrière un montricule de pierres, tante est si bien qu’on doit pouvoir se tailler par-là sans trop se faire repérer des gus des miradors. Enfin quoi, brèfle, ça me paraît la seule issue possible. Marie-Marie passera sans mal, pour ma pomme, ça devrait carburer itou pour peu que je creusasse un chouïa de mieux afin de pas morfler la décharge à haute pension de la clôture électricifiée. Donc, vous devriez nous espédier le barlu vers l’embouchure du ruisseau. On gagnera le lac à la nage. À propos, tu sais nager, môme ?
9
Le fromtobock constitue pratiquement l’unique culture du Rondubraz et partant, sa seule industrie.