Une série de geignements. La petite voix mal audible de la môme.
— Tire un peu tes miches à gauche, tonton ! Et rentre-les, bonté divine !… Ah ! mon pauv’ p’pa avait raison quand y disait : « Ce que Bérurier a de plus cul, c’est tout de même son cul ! »
— Y disait ça, ton père ! grommelle le repteur de son académie.
— Ça et bien d’aut’ choses encore !
— En somme y pouvait pas me souffrir, quoi ! lamente le toujours Gros.
— Au contraire, y t’aimait beaucoup. Fais gaffe à ta cuisse droite…
— C’est plein de jolis poissons dans la rivière, fait le Bénévol entre deux ahanements. M’semble que ce sont des ablettes. Ma doué, j’aurais ma canne à pêche, tu verrais ce malheur ! Je parie qu’au chènevis on doit choper tout ce qu’on veut !
— Halte ! hurle une voix…
Elle me paraît plus céleste que le céleste empire, cette voix pourtant impitoyable !
— Revenez ou nous tirons !
— In ze babe ! soupire laconiquement Bérurier à mon intention.
CHAPITRE VI
LA CERISE SUR TOUTE LA LIGNE
— Mon papa voulait juste m’attraper un petit poisson ! gazouille Marie-Marie !
Une claque retentissante arrache un cri à l’enfant.
— Espèce de brute ! Ouistiti ! Constipé ! clame la souffletée.
Je n’ai pas le privilège d’écouter la suite, non plus que de savourer mon (très relatif et très précaire) soulagement. Tassiepa Sanchez vient de me donner un coup de coude dans les cerceaux.
— Vite ! Vite ! fait-il, jetez les appareils à l’eau !
Déjà il s’est emparé du walkie-talkie (qu’on appelle également talkie-walkie dans les cas graves) et l’a flanqué dans le lac.
Je regarde le bateau qui fonce sur nous : une vedette basse, ultra-rapide, à la proue de laquelle flotte le drapeau rondubrazien[11].
— La police ! souffle Tassiepa. Débarrassez-vous vite de l’écouteur.
Ne pouvant me résoudre à rompre toute liaison avec Sa Majesté, au lieu de flanquer mon bitougnots hypersédentaire à projection convexe dans l’eau du Papabezpa, je l’enfouis dans le tas de poissons.
Déjà la vedette est sur nous. Quatre hommes se tiennent à bord : deux policiers rondubraziens, un Chinois en bleu de chauffe et, tenez-vous bien et retenez-moi, l’un des deux pêcheurs Ifoti de tout à l’heure. Je pige illico que ces piroguiers de malheur sont appointés par les Chinetoques de la base pour surveiller cette rive du lac. Ce sont eux qui ont alerté les responsables du camp. Probable que ma qualité d’étranger ne leur a rien dit qui vaille. Et peut-être aussi ont-il aperçu l’un de nos appareils ? En tout cas, cet enfant de sagouin nous désigne de l’index en vitupérant. Le Chinois est grand, maigre et porte des lunettes, ce qui, vous le verrez, n’affecte pas le moins du monde le déroulement de mon histoire. L’un des flics est debout à l’arrière de la vedette et c’est lui qui la tient (la vedette) puisqu’il brandit une mitraillette.
J’écoute les ordres qui nous sont aboyés. Avant même que mon copain Sanchez ne m’ait traduit, j’ai pigé, avec la polyglotie que vous me savez, le sens général de la diatribe. Ces bons messieurs veulent que nous prenions place dans leur embarcation, cependant que le ci-devant piroguier Ifoti s’occupera de la nôtre.
J’ai comme la certitude qu’il va nous arriver, à tous, des Himalayas de désagréments. Voyez-vous, s’il n’y avait dans ce coup-là miss Marie-Marie, je prendrais mon sort en brave, mon mal en patience et mes déboires avec philosophie car je me dirais que notre objectif est atteint. Seulement, le sort de la gamine m’inquiète terriblement.
Un qu’en mène pas plus large qu’une image pieuse dans un missel, c’est l’ami Tassiepa Sanchez ! Il flageole des montants, le pauvre biquet. Ses belles ratiches éclatantes jouent le concerto pour dominos et castagnettes de J. Glaglate.
— Ils nous accusent d’espionnage, me bredouille le mangeur d’hommes, pardon, le majordome. Nous serons sûrement fusillés avant ce soir.
Le premier, les bras désespérément levés, il passe de notre barque dans la vedette. Le flicard à la mitraillette le fait basculer dans le fond du barlu d’un coup de crosse. À moi, now ! Idem, j’attrape les nuages. Mais chez le gars bibi, fils adoré de Félicie (et de quelques autres dames) il ne s’agit pas d’un geste de soumission, oh que non, mes poules blanches ! Comment qu’il prépare bien ses coups, le San-A. joli ! bravo ! Impec ! Chapeau ! Il joint ses deux mains levées, vous mordez bien le topo ? Well ! Puis il grimpe sur le banc central de sa barque afin de se trouver à peu près à la hauteur de la vedette, toujours O.K. ? Il fait une grande enjambée, feint de tituber, car rien n’est moins stable, vous ne l’ignorez pas, que deux embarcations bord à bord sur de la flotte… Déjà, une barque posée sur le sable remue lorsqu’on marche dedans, alors sur l’eau mouvante du Papabezpa, vous parlez ! Surtout que la brise du soir fait passer un frisson dans les grands bois où sommeillent les chênes, justement ! Donc, reviens-je-à-mes-moutons-je, je titube au bidon, le plus naturellement possible. Mes deux mains jointes tranchent l’air embaumé et s’abattent comme une cognée sur la nuque de l’homme armé, lequel se démitraillette et s’évanouit aussi sec. Les autres gus n’ont pas encore eu l’étang de piger que déjà le citoyen San-Antonio a cramponné la soufflante. Le Chinois met sa main à sa poche. À toutes fins utiles je l’estourbis d’un coup de crosse. Ce que voyant, le piroguier de mes chères deux demande pardon à genoux. Il implore grâce, Rainier et tous les saints homologués, y compris les seings privés du calendrier. Quant au policier qui tient le gouvernail, il me considère d’un œil extrêmement soucieux.
— Cher ami Sanchez, dis-je, voulez-vous être assez bon pour dévisser le moteur Johnson de notre barlu et le foutre à l’eau. Ensuite vous mettrez les rames de la barque dans la vedette et vous récupérerez mon poste d’écoute.
Il obtempère, car il est obtempéreur de tempérament.
Plaouff ! Le moteur est immergé. Vlac, vlac ! les deux rames choient sur le pontage de la vedette. Vschouiiit ! Il a retiré mon appareil du tas de poissons gluants.
— Parfait, mon bon, maintenant, fouillez ces hommes, prenez leurs armes et dites-leur de monter dans la barque !
En quatre minutes la situation est donc rapidement inversée. C’est nous qui occupons la vedette et les quatre marioles qui sont dans la barque de pêche privée de moteur et d’avirons.
— Je pense qu’ils dériveront toute la noye, à moins que des recherches s’organisent, dis-je. En tout cas, avec le poiscaille que nous avons pris, ils ne mourront pas de faim.
Ayant dit, je me mets aux commandes et exécute un magistral départ en trombe (d’eau) dont les violents remous font danser la barcasse.
Sanchez me crie à l’oreille :
— Nous voici dans de vilains draps, señor !
— Le plus vilain des draps, rétorqué-je, c’est le linceul, mon cher, et nous n’en sommes pas encore là !
— Mais je suis connu dans la région et j’ai dit tout à l’heure aux Indiens Ifoti qui j’étais !
— Vous quitterez le pays dès ce soir.
— Mais, don Enhespez…
Déjà tout s’aménage dans ma tête phosphorente. Un vrai puzzle ! J’assemble les morceaux avec une dextérité fabuleuse.
— Laissez-moi manœuvrer, vieux et tout se passera bien pour nous.
— Où allons-nous ?
— À l’hacienda de San Kriégar !
— Diable, diable ! murmure l’ancien convict après que je lui ai résumé la situation, cela va mal, dirait-on !
11
Lequel représente un arc-en ciel sur fond de ciel bleu, avec, dans l’angle supérieur gauche des dates commémoratives des révolutions de février 1965, de mai 1965, d’octobre 1965 et de décembre 1965, lesquelles préparaient la grande révolution de 1966, avant-coureuse de la révolution nationale de 1967 dont les réformes devaient se prolonger jusqu’en mars 1968.