— Point tellement, riposté-je. Vous avez téléphoné à la base pour dénoncer Bérurier, ce qui vous blanchit donc aux yeux des Chinois (si j’ose m’exprimer de la sorte). Comment s’est passé ce coup de fil ?
Le vieillard fronce ses blancs sourcils.
— Je n’étais pas fier de moi.
— Il n’y avait pas d’autres solutions possibles. Ce faisant vous leur avez sauvé momentanément la vie et c’est ce qui importe. Alors ?
— J’ai cru que je n’obtiendrais jamais la communication avec le responsable de la base. Il a fallu que je passe par les autorités et que je me fasse connaître. Ensuite on m’a prié d’attendre. Enfin j’ai eu le grand manitou au bout du fil. Je lui ai déclaré qu’il venait d’engager un imposteur et que ce pseudo-Krackzek était un espion occidental.
— Très bien…
Tout en bavassant je m’applique à réparer mon poste que son séjour dans le tas de poissons a détraqué. En fait les trous du pick-up sont obstrués et il y a de la viscosité sur les flatercheuses de conjuration.
— On ne vous a pas demandé d’où vous teniez ces renseignements ?
— J’ai dit que je leur fournirai toutes les explications souhaitables par la suite, mais que le plus urgent était d’appréhender le coupable et la gamine qui l’accompagnait.
— Superbe. Pour eux vous êtes donc un allié.
— Ils vont arriver d’un instant à l’autre, assure Enhespez.
— Je l’espère bien. Aussi, voilà ce que vous allez leur dire et ce que nous allons faire !
À peine ai-je achevé de lui donner mes directives qu’une Land-Rover jaune débouche sur l’esplanade du domaine en soulevant (sans effort) un gros nuage de poussière ocre. La nuit est aux prises avec d’ultimes rayons de soleil. Un flamboiement pourpre embrase l’horizon. Je suis un descriptif. Si je me laissais aller je vous pisserais du Flaubert et vous me fileriez sur le rayon du haut de votre bibliothèque, là où votre bonniche dérange pas la poussière.
Une nuée d’hommes jaunes, en bleu (quand on les regarde en branlant le chef on ne voit que du vert) et escortés (pour la forme, la frime et la galerie) de deux flics rondubraziens plus fatigués encore qu’indifférents, déhottent du véhicule. Ouf ! La phrase tortueuse que voici ! Enfin, je m’en ai pas trop mal tiré, y a des fois que vous paumez un adjectif en cours d’écriture ou qu’un verbe vous éclate à la bouille !
O, ironie, à l’instant même que débouche ce chargement de réglisse, mon petit récepteur se remet à fonctionner. J’ai le temps de percevoir la voix haletante du Mastar.
— Inquiète-toi pas, Marie-Marie, y z’auront pas le cœur de te faire du mal !
— C’est pour toi que je me bile, m’n’onc, susurre la pauvrette en reniflant des chagrins. Quand j’te vois suspendu par les bras, comme ça, tu me fais de la peine à regarder. T’as l’air d’un veau accroché à la devantrine du boucher !
— Soye polie, bon Dieu de m… ! gronde le digne homme. C’est pas parce que je suis dans l’incapacité de te filer une torgnole qui faut profiter de la situation…
Je stoppe et file l’engin sur un meuble. Déjà on toque à la porte ouverte sur la somptuosité du couchant. Un groupe de Chinois se présentent, avec des visages plus hermétiques que des combinaisons de scaphandrier.
— Señor Enhespez ?
Je reconnais la voix suave de l’homme qui, tantôt, réceptionna Béru.
Mon hôte, faisant contre mauvaise fortune bon cœur (ah ! la hardiesse de cette expression !) s’avance vers ses visiteurs.
— Messieurs, dit-il, je vous attendais ! Quelle aventure !
Le chef de la base lui dédie un sourire en caoutchouc, vite refermé. Il doit pas avoir le cœur en fête, ce cher homme ! Avec son stock de sulfocradingue évaporé, m’est avis qu’on ne lui votera pas de félicitations lorsqu’il regagnera l’ex-empire céleste ! Après un coup fourré de cette envergure, son avancement il ira se le chercher chez Plumeau, Dudule !
Il tend une main maussade à ce pestilentiel chien occidental de don Enhespez :
— Je suis le camarade Sin Jer Min En Laï, se présente-t-il.
— Ravi, affirme l’ancien bagnard avec le sourire d’un type qui a bu par mégarde un godet de vinaigre.
— Je voudrais avoir quelques explications à propos de ce qui s’est passé cet après-midi, reprend Sin Jer Min En Laï.
— Dans le fond, c’est très simple, déclare mon hôte. Mais permettez-moi préalablement de vous présenter le camarade Saféglouglou, des services secrets albanais.
Je m’avance et salue avec raideur.
Notre hôte (toi de là que je m’humecte) reprend :
— Avant-hier, mon majordome, un certain Tassiepa Sanchez, m’a demandé la permission de recevoir pour quelques jours un de ses parents européens du nom de Krackzek, son beau-frère m’a-t-il précisé, ainsi que sa fille. J’ai agréé, et lui ai permis d’héberger ces gens jusqu’à ce matin. Or, quelle n’a pas été ma stupeur lorsqu’en fin d’après-midi je reçus un appel téléphonique de monsieur (il me désigne) qui voulait savoir si j’avais chez moi un certain Krackzek et sa fille. Je répondis qu’ils venaient de me quitter.
« Prévenez immédiatement le camp voisin que cet homme est un imposteur, me dit alors Saféglouglou, j’arrive ! » Un peu éberlué, je me suis acquitté de cette mission, et maintenant je laisse la parole au camarade Saféglouglou. »
Bon, je sais : ça vous paraît un peu tiré par les crins, cette version. À moi aussi. Il est sûr et certain qu’elle ne peut pas nous mener bien loin, mais je n’ai besoin que de quelques heures pour risquer un coup d’envergure. C’est en agissant promptement que Béru et la gosse ont pu réussir leur mission, je suppose qu’en agissant de même, j’ai une confuse chance de leur venir en aide. Seulement, pour ça, faut pas glander, mes fieux. Dites-vous bien que les boniments les plus énormes restent les meilleurs. Tenez, votre bobonne, quand elle se pointe avec deux heures de retard et qu’elle vous dit qu’elle a poireauté chez le coiffeur, vous la croyez, non ? Alors que onze fois sur dix elle sort de l’hôtel Des deux Hémisphères et du scoubidou-verseur réunis !
Manière de vous ménager un petit œil-de-bœuf sur mes pensées, je vous révélerai simplement ceci, deux points, z’ouvrez les guillemets : « Les Chinois de cette base sont des techniciens avant tout, encadrés sans doute par des militaires en civil ; mais qui ne doivent pas appartenir aux services secrets chinetoques. Par conséquent, si je les berlure, il leur faudra le temps matériel de se renseigner, donc : sursis, vous entravez, mes ramollis ? »
Je m’avance, le menton pointé, l’œil atone, le buste droit, la voix métallique, le calcif… Mais qu’est-ce que j’allais vous préciser là !
— Micromégas-Devoltère Saféglouglou, me présenté-je. Appartenant à la brigade 69 deux fois des cellules internationales de renseignements, section des enquêtes et filatures. Mot de code : Mao sait tout ! Numéro matricule : Odéon quatre-vingt-quatre zéro zéro. Centre psychologique V-G-A 5. mor. Membre supérieur du Mao jaune Pou-li-dhôr !
Mon interlocuteur bâille des prunelles et me délivre une prudente courbette.
— Ayant usurpé l’identité d’un commissaire parisien déclaré-je, je me suis attaché aux agissements d’un agent secret français des plus redoutables : un certain Alexandre-Benoît Bérurier dont nos services ont tout à redouter.
— Un démon ! coupe Sin Jer Min En Laï.
Donc, il mord à mon historiette pour fascicule illustré réservé à la jeunesse de huit à douze ans !
— Exact. Je l’ai suivi jusqu’au Rondubraz. Le bougre est parvenu à me semer au moment où je réalisais qu’il avait des visées sur l’exploitation de sulfocradingue à laquelle vous vous consacrez avec tant d’énergie, camarade. Le temps de renouer le fil interrompu, d’apprendre que Bérurier était acoquiné avec le principal employé de ce domaine, et déjà, notre homme était passé à l’action. J’ai alors prié le camarade Enhespez de vous alerter, car je l’appelais du petit village de Tupinambouc où il faut quatorze heures d’attente pour obtenir la communication avec l’extérieur. J’espère que vous avez été avisé avant qu’il se soit produit quelque chose de fâcheux ? ajouté-je pour ma satisfaction personnelle.