Le Chinois jaunit et ses mâchoires saillent. Il ne répond pas à ma question mais, se tournant vers mon hôte, demande :
— Où est votre majordome ?
— Enfui, révèle don Enhespez (et c’est la stricte vérité). Il a tout entendu quand je vous ai appelé. Aussitôt il a, paraît-il, sellé un cheval et s’est sauvé dans la cordillère. (Toujours exact).
« Bien, me dis-je en aparté, profitant du silence qui suit, c’est à partir de tout de suite que je vais savoir si ma bonne étoile a franchi l’équateur avec moi ou pas. »
Le camarade-chef réfléchit. Puis il gutture dans sa langue millénairo-maternelle. Illico un Chinois va causer avec les deux flics rondubraziens. Ces derniers écoutent sans enthousiasme, branlent le chef (le leur, pas le chef chinois) et s’approchent de don Enhespez.
— Excusez-nous señor, bafouillent-ils, il faut qu’on vous arrête !
— Hein ! s’effare l’ancien bagnard.
— Hé ! fait l’un des militaires rondubraziens avec presque l’accent corse.
— Pouvez-vous me dire ce que cela signifie ? proteste Enhespez, tourné vers le Chinois.
L’interpellé a un bref hochement de tête.
— Vous aviez à votre service un traître à sa patrie, dit-il. Tant que nous ne l’aurons pas retrouvé, vous répondrez de ses actes !
Enhespez me coule un regard désamorcé. Je reste impavide.
— Je suis navré pour vous car vous nous avez spontanément prêté votre concours, señor, lui dis-je, mais je comprends parfaitement la réaction des camarades.
Je m’approche du chef.
— Je souhaiterais être confronté avec l’agent Bérurier le plus vite possible, dis-je. Il a certainement d’autres complicités dans ce pays, il faut qu’il nous les indique.
Mon interlocuteur opine :
— Venez !
Un peu rébarbatif, le camp de Santa-Maria Kestuféla, mes amis ! Vous parlez d’une villégiature ! Les bâtiments sont en fibrociment peint en vert. Des miradors pareils à des derricks se dressent aux quatre angles d’une enceinte barbelée haute de cinq mètres et les gardes chinois, bien qu’ils soient en bourgerons bleus, sont plus rébarbatifs que des C.R.S. voyant charger un monôme d’étudiants.
Nous gagnons directement le local où sont bouclés les prisonniers. Franchement, les gars, j’ignore ce que je vais faire, car je suis seul et désarmé au milieu d’hommes hostiles. Et puis j’ai la trouille que la gosse me reconnaisse, ce qui flanquerait par terre tout mon système. Ah ! c’est un dur métier que le mien, je ne le dirai jamais assez ! Vous prenez un bel impondérable, vous le trempez dans une fosse d’aisance, et ça vous donne un boulot de flic.
La prison du camp est un large clapier sans fenêtres qui prend l’air grâce à des petits trous ronds percés en bordure du toit. Une porte de fer munie de verrous et de cadenas extérieurs y donne accès. On est tout une cohorte à en franchir le seuil. Pour alerter le Dodu et sa nièce je parle haut et d’un ton alerte :
— Cher camarade-chef, tonitrué-je, vous ne sauriez croire à quel point je suis satisfait d’avoir enfin ce rat puant à ma merci. Un homme qui pousse l’abjection jusqu’à faire participer une innocente enfant à ses sordides combinaisons !
Nous v’là in the place. Une ampoule munie d’un grillage protecteur éclaire un cagibi absolument dépourvu de mobilier. Des anneaux et des chaînes sont fixés aux murs à des hauteurs variables. Illico, mon regard anxieux se porte sur Marie-Marie. Je fais un effort pour contenir mes larmes. Elle a les mains maintenues dans son dos par une énorme chaîne dont l’autre extrémité est rivée à la cloison. Elle se tient debout, la bouche entrouverte sur ses deux petits crochets. Sa frange de cheveux s’écarte pour découvrir son front de petite fille et ses tresses coulent de chaque côté de son visage anxieux.
Quant à Béru, il est suspendu par les poignets et il paraît sur le point de défaillir.
— Ah ! ah ! nous voici enfin face à face, monsieur Bérurier ! dis-je, en lui virgulant un clin d’œil tellement éloquent qu’il comprend.
Le pauvre biquet trouve un regain d’énergie pour entrer dans le jeu.
— Ah ! vous… vous savez ma véritable identité ? bredouille-t-il.
— Ça et bien d’autres choses ! Plus ce que tu vas m’apprendre, bandit !
Et v’lan, je le gifle ! Pas fort, mais je sais rendre une légère beigne sonore.
— Sale brute ! crie Marie-Marie.
Je me tourne vers le chef et lui murmure à l’oreille :
— Cet homme est au bord de l’évanouissement. Ne pourrait-on le conduire, ainsi que l’enfant, dans un lieu plus confortable où nous les interrogerons tranquillement ?
— Mon bu ro ! ordonne Sin Jer Min En Laï à ses sbires, ce qui, je l’ai appris sur mon Larousse franco-chinois, veut dire : « Emmenez les prisonniers dans mon cabinet de travail. »
Cinq minutes plus tard, nous sommes réunis dans une pièce rudimentaire. Béru est affalé sur un escabeau. Sa nièce occupe quelques centimètres carrés sur un banc de bois, entre deux gardes vigilants.
Je me mets à arpenter la pièce bourrée de Chinetoques. « Mon bon San-A., me dis-je, et puis après ? Tu as réussi, grâce à ton diabolisme basal, à rejoindre tes compagnons, seulement comprends bien une chose : tu ne peux rien pour eux. » J’ai beau louchailler de gauche et de droite, je n’aperçois aucune arme sur laquelle me précipiter.
— Asseyez-vous, camarade, propose aimablement Sin Jer Min En Laï.
Une imperceptible lueur d’irritation brille dans sa prunelle féline. J’ai comme un début d’impression que mes manières autoritaires lui brisent un tantinet soit peu les claouis.
Je prends place à sa table (un meuble très sobre, composé d’une grande planche posée sur des tréteaux), et je croise mes mains devant moi, ainsi qu’il sied à un juge d’instruction au moment d’entreprendre l’inculpé. Mais à la seconde précise où je vais parler, mes yeux fureteurs tombent (sans se faire mal, rassurez-vous), sur un journal rondubrazien. Il s’agit du « Peluquero », l’organe principal du Rondubraz, directeur Gabriel Robinetto. À la ouno s’étalent une photographie et un titre, l’une et l’autre extrêmement gras. Le titre annonce : Bertaga Bérou, chef des révolutionnaires phalangistes rondubraziens que l’on croyait morte a été kidnappée par nos services secrets en plein Paris et ramenée clandestinement à Graduronz où elle sera jugée et exécutée.
Et sous ce titre à changement de vitesse, mes amis ! Sous ces sombres caractères qui eussent flanqué des complexes à M. Johannes Gensfleisch (dit Gutenberg) soi-même, se trouve, tenez-vous bien, la photographie de Berthe Bérurier. Aucune erreur n’est possible ! Il s’agit indéniablement de la Baleine. Je reconnais ses bajoues, ses frisettes, ses verrues, son regard bonasse et vicelard. Je reconnais ses boucles d’oreilles et son médaillon. Je LA reconnais. Et je suis solidifié par la stupeur. La foudre tomberait à mes pieds, je verrais voleter Pierre Doris comme un papillon de chou (piéride), j’entendrais M. Michel Debré raconter une histoire marrante, je lirais un article de Mauriac dans l’Humanité, je verrais un Hindou manger de la vache sacrée et un Suisse de la vache enragée que je ne serais pas plus sidéré, abasourdi, annihilé, coagulé, insoluble, prostré, que je le suis !