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C’est gigantesque, c’est suprême, c’est démesuré comme sensation.

Eh quoi ! Berthe… Le salon de coiffure, Alfred, l’attentat… Berthe, victime d’une confusion ! Berthe kidnappée, amenée au Rondubraz où, précisément, son mari…

— Qu’y a-t-il ? me demande Sin Jer Min En Laï.

— Un instant, le prié-je.

Je cramponne le baveux pour lire l’article ; le parcourir au moins… Les caractères dansent devant mes yeux. C’est dur de se farcir un papier en espagnol quand on ne parle pas espagnol. Pourtant, mon avidité de savoir est telle que je franchis ce ridicule obstacle. Ma curiosité fait que j’espérante[12].

Les lettres s’assagissent, le sens des mots se constitue. Vive la racine latine ! Depuis des semaines, Berthe repérée dans Paname, filée, puis embarquée… Une caisse diplomatique expédiée par avion. Berthe mise en hibernation pour le voyage… Berthe incarcérée à la prison Piccolina Roquetta dans la banlieue de Graduronz. Berthe qu’on va confondre d’atteinte à la sûreté de l’État après l’avoir confondue avec quelqu’un d’autre. Berthe qu’on va fusiller incessamment !

Je lâche le journal.

Revenons à nos moumoutes…

Trop tard.

Pendant que je lisais, quatre nouveaux personnages sont entrés dans la pièce : ceux-là mêmes que j’ai abandonnés quelques heures plus tôt sur les eaux du Papabezpa.

Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, mes amis : la cerise, c’est la cerise, non ?

CHAPITRE VII

LES ATTRACTIONS SONT COMPRISES DANS LE PRIX DES CONSOMMATIONS

Quatre doigts frémissants sont dardés sur ma glorieuse (et élégante) personne. Quatre voix vocifèrent (à repasser) en espagnol, en chinois et en ifotisien. Les intonations sont différentes, les accents syllabiques ne sont pas les mêmes, mais ces trois langues cependant se marient pour composer une clameur vengeresse. « Parfait, me dis-je avec ce calme qui fait la force des hommes de ma trempe[13]. Le sort est contre moi, subissons-le vaillamment, dignement. »

Je croise les bras, tout comme l’a fait mon défunt camarade Vercingétorix après avoir virgulé ses armes à César.

Et j’attends, l’œil sûr, le sourire amusé.

Le Chinois chef le branle. Il ne paraît pas autrement surpris. D’ailleurs il a la frite parée pour les catastrophes : avec ses yeux en boutonnière de gilet, ses pommettes surplombantes et ses lèvres aussi minces que deux tickets de métro superposés.

Quand les quatre survenants se sont vidés de leur bile, le cher homme se tourna vers moi.

— Je me doutais que vous étiez un espion, dit-il.

— Voilà un bien grand mot, petit camarade constipé, réponds-je. Nous sommes tout au plus des saboteurs. Le gouvernement français n’a pas aimé qu’on l’évince après que ses spécialistes eussent découvert le sulfocradingue. Tirer les marrons du feu n’est pas une vocation. Nous avions pour mission d’anéantir votre stock et nous l’avons fait. Il vous reste évidemment la légère compensation de vous venger sur nos petites personnes ! Il n’empêche que nous avons réduit à néant vos efforts de plusieurs mois.

L’autre hausse les épaules.

— Le gisement demeure, fait-il. Mais vous avez deviné juste : vous paierez votre trahison le prix fort !

Une mignonne idée me germe dans le cigarillo.

— Je pense que ça ne sera pas bon marché pour vous non plus, cher Sin Jer Min En Laï. Que diront vos supérieurs quand ils apprendront ce qui s’est passé ? Avoir la responsabilité d’une denrée aussi follement précieuse et la laisser anéantir par le premier peigne-cul venu, avouez que ça n’est pas fort ?

— Merci pour le peigne-cul, grogne le Gravos. Tu pourrais aménager tes espressions, gars !

Je surveille le camarade-chef, essayant de lire ses secrètes pensées sur sa bouille indéchiffrable. Il reste aussi impavide qu’une statue de bronze. Pourtant, votre futé San-A. comprend que, malgré son vif désir de nous découper en menues rondelles, Cécolle va devoir s’abstenir jusqu’à la venue des autorités dont il dépend. Nous mettre à mort ne ferait qu’aggraver sa propre situation car, ce faisant, il supprimerait nos témoignages et pourrait passer pour suspect aux regards de ses patrons (si j’ose user d’un terme pareil avec des ressortissants de la Chine populaire). En résumé nous constituons provisoirement pour lui les plus précieux atouts de sa défense.

Effectivement, il donne des ordres et l’on me menotte tout comme l’ami Bérurier. Je cherche Marie-Marie, mais ne la vois pas. Sin Jer Min En Laï a eu la même réaction. Il se met à grincer comme une girouette par gros temps. Les assistants se bousculent, s’effervescent, s’agenouillent, galopent, gardameutent.

J’ai idée que l’espiègle a profité du remue-ménage causé par le retour des quatre naufragés pour se couler discrètement hors du bâtiment. M’étonnerait que la pauvrette puisse aller bien loin. J’entends aboyer les chiens. Y a des martèlements, des cris dans la nuit.

Au bout d’un instant de confusion, on nous embarque au local disciplinaire et l’on nous suspend au plaftard par des chaînes montées sur poulies. Six gardes armés demeurent dans la pièce avec nous. Ils s’assoient à terre et s’adossent aux murs, leur mitraillette entre les jambes. Petit détail pittoresque, un magnétophone de marque japonaise — ô ironie ! — un Tû Dé Kôn à trois pistes, clapoteur à valve et compresseur d’invectives a été branché, afin d’enregistrer toutes les paroles que nous serions susceptibles d’échanger, Béru et moi.

C’est pas la première fois qu’on me suspend par les paluches, mes lapins. Aussi connais-je à fond les affres de cette torture. Au début, c’est pas déplaisant, car ça vous permet de faire un peu d’élongation. Mais très vite l’ankylose vous prend, avec son nuage de vilaines fourmis. On a peu à peu l’impression que vos mancherons vous sont arrachés du corps avec de formidables tenailles. Et puis votre respiration s’embarrasse, vos éponges se paralysent. Les crucifiés, à l’époque de Jésus, on les clouait pas : on se contentait de les attacher par les poignets et ils périssaient asphyxiés. Ça prend du temps, des heures et des heures…

— Tu vois, marmonne Béru, depuis que j’ai maigri, je supporte mieux ce genre de plaisanterie. Avant, j’avais soixante kilbus de mieux qui tiraient sur les biscotos…

Un temps.

— Où qu’tu crois qu’elle est t’été, Marie-Marie ? ajoute-t-il.

— J’en sais rien !

— C’que t’as l’air de mauvaise bourre, mec ! mécontente le Paisible, comme si nous devisions devant deux entrecôtes Bercy dans le troquet de mon cousin Troquiet.

Je ne dirai jamais assez la quiétude sublime de cet homme de bien. Dans les pires moments, il s’obstine à vivre l’instant, Alexandre-Benoît. Il ne tient aucun compte des noirs nuages merdoyant sur sa tête. Pour qui sont ces serpents ? Il décide qu’ils sont pour l’institut Pasteur ! De l’inconscience ? Pas vraiment, disons plutôt une totale acceptation de sa qualité d’homme. Il vit sa vie au jour le jour, à la seconde la seconde ! Heureux de chaque bouffée d’oxygène qui lui régénère le gros rouge. Le voyez-ci, accroché en cinq-sept, quand de la chair que trop il a nourrie… Prisonnier, certain de sa mort imminente, loin de sa femme dont il est sans nouvelles et du sort de sa nièce. Et quelle est sa réaction, bonnes gens ? Pour la première fois il se réjouit de son amaigrissement. Ça lui fait moins lourd à sustenter ! Ah ! l’aimable bipède que voilà ! Ah ! la noble âme ! S’il proteste, c’est pour me contester ma mauvaise humeur ! Car c’est cela, Bérurier-le-Fameux : il parle de la mauvaise humeur d’un ami qu’on a pendu par les poignets à son côté ! Pour lui les blessures les plus profondes ne sont que des égratignures, et les écrasements des chiquenaudes ! Je te respecte, Béru. Tu nous honores par ton dépouillement.

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12

Mot dérivé d’Espéranto.

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13

À force de le dire, je vais finir par le croire.