— J’ai déjà dû grandir d’au moins dix centimètres, reprend sa Béatitude.
Imaginez la scène, mes petites folles : votre San-A. et son compère en train de jambonner. Six gus silencieux les fixent. Un magnétophone tourne. Le tout dans la clarté fuligineuse d’une ampoule poussiéreuse que sa grille protectrice découpe en rectangles inégaux.
Je me demande si on a retrouvé la gosseline. Sûrement qu’oui. Malgré l’obscurité elle n’aurait pu échapper au flair des chiens policiers. Qu’en feront-ils ? Auront-ils le triste courage de la tuer ?
Ça continue de remueménager dans le camp.
Et don Enhespez ? Qu’en ont-ils fait ? Ah ! les points d’interrogation ne me manquent pas. Mais le plus gros de tous, celui qui prend les dimensions d’une crosse épiscopale, s’applique à Berthe. Son aventure est proprement effarante.
— J’ai une de ces faims, je la vois courir, dit Béru. Si messieurs les citrons nous effacent, j’espère que précédemment on aura droit au sandwich du condamné !
La porte se déverrouille (car nos gardes sont bouclés avec nous) et une masse ensanglantée est projetée dans notre geôle. Je reconnais Enhespez !
Il n’a plus, d’apparence humaine, que ses souliers. C’est de la boue ! Un monstrueux hamburger ! On l’a tailladé menu, comme on émince du persil pour la sauce vinaigrette. Ses oreilles sont en fins lambeaux, son nez idem, et ses joues ; de même que son cou, ses mains, ses jambes, son ventre… Bouillie rouge ! Décoction de chairs. Résidu d’homme ! Il forme une masse répugnante sur le sol. Il ne bouge plus. Il ne parle plus. Il ne respire plus ! Il ne pense plus. Bref, tirez-en la conclusion que vous voudrez, mais selon moi il est mort.
— Merde, t’as vu Pépère, dans quel état ils l’ont mis ? bredouille Béru.
Je cherche à piger. Quelque chose me déroute dans ce meurtre langoureusement perpétré. Pourquoi n’a-t-on pas conservé don Enhespez au même titre qu’on nous garde, nous ? Je devine que Sin Jer Min En Laï a agi en connaissance de cause, mais dans quel but ?
— Ils nous esposent sa sarcasse pour nous donner à réfléchir, j’suppose ? dit le Mastar. Y espèrent que devant sa dépouille on va dégoiser des trucs intéressants !
Il tourne son mufle vers le micro du magnéto.
— V’là ce que j’ai à déclarer ! hurle le Gros.
Et il entonne, d’une voix qui rapidement s’essouffle :
— Économise tes éponges, gars, l’interromps-je. Tu es enfantin.
Ça commence à me tirer dans les muscles dorsaux. Ma nuque devient un pieu enfoncé entre mes épaules. Je tire sur mes chaînes comme si je préparais un rétablissement. C’est violent comme effort, mais ça vous déverrouille.
Soudain, un grand brouhaha éclate dans le camp. On court, on galope, on s’interpelle. Des véhicules affairés passent en trombe devant le bâtiment où nous sommes incarcérés. On se croirait dans un fortin assiégé. Malgré leur impassibilité, nos gardes sourcillent et se dévisagent. L’un d’eux finit par murmurer, à l’adresse de ses compagnons :
— Ké cé s’ramdam, bon Dieu !
Ce qu’on pourrait très approximativement traduire par : « Diable, diable, mais que se passe-t-il donc ! »
— Tu entends ce circus ? s’intéresse Béru. Ma parole, on dirait qu’ils sont en train de tourner « les derniers jours de mon pays ».
Effectivement, il y a de l’effervescence. Moi qui suis un petit curieux de nature, je donnerais la fortune des Rockefeller pour savoir l’objet de cette bastringuée.
— C’est p’t’être un coup de grisou dans leur mine de sulfocradingue, non ? suppose mon compagnon de bonne, de mauvaise et d’infortune.
Au lieu de jouer avec lui au carré de l’hypothèse, je suis, de ce regard sagace qui me vaudrait le nom d’Œil de Faucon si j’étais Indien, un mince filet de poussière blanche tombant du plaftard. C’est menu, presque imperceptible, mais j’ai retapissé la chose à cause de ma position qui m’oblige à tenir la tête levée. La poussière coule de façon régulière. Ça ressemble à la poudre de bois coulant d’une vieille poutre becquetée par un ver. Je vous ai dit que toutes les constructions du camp sont faites de plaque en fibrociment. Quelle bestiole peut bien s’attaquer à ce matériau mort, je vous le demande avec accusé de réception.
Je tends l’oreille, à la recherche d’un petit grignotement, mais le vacarme environnant est trop intense pour que je puisse le percevoir. La poussière continue de sourdre. Elle est si légère que, parvenue à deux mètres du sol, elle se disperse. Il n’empêche qu’à terre, cela forme des petits monticules comme dans la partie inférieure d’un sablier qu’on vient de renverser. Je mate le plafond fixement. Je vois surgir de la plaque blême un morceau de poinçon qui tournique pour agrandir l’orifice.
L’un des gardes lève la tête. Lui aussi a aperçu la poudre blanche. Il signale la chose aux autres, lesquels regardent à leur tour le plafond percé. Comme ils se lèvent, une petite chose ronde tombe du trou et éclate au sol. J’ai à peine le temps de me demander ce qu’est cet objet. Presque immédiatement tout se brouille et je m’oublie.
Il est bath, mon rêve.
Comme tous les rêves, il s’appuie sur un souvenir plus ou moins confus.
Je me rappelle un spectacle auquel j’ai assisté aux États-Unis, il y a quelques années. C’était au Texas, pas loin de San Antonio justement. La boîte s’appelait Aqua Reina. Elle offrait la particularité d’être immergée au fond d’un plan d’eau. Ses parois étaient en verre et l’on buvait des scotch-coca en regardant se baguenauder des poissons dans un univers à la Cousteau. De temps à autre, de belles girls déguisées en sirènes venaient danser un ravissant ballet aquatique. Un tuyau de caoutchouc leur permettait de respirer. C’était clinquant, comme tout ce qui est amerlock, et cependant féerique.
Dans mon rêve, v’là que je retourne à Aqua Reina, les potes. Seulement l’eau est à l’intérieur de la salle. Y a une sirène minuscule qui évolue autour de moi. Elle a un long tuyau dans le bec et deux tresses lui pendouillent sur les épaules. Elle ressemble à Marie-Marie comme une sœur jumelle, la sirène que je cause. Je fais un effort pour chasser l’eau de mes poumons.
— Marie-Marie, articulé-je.
Mais je ne produis que des bulles. La sirène ne m’a pas entendu. Elle continue avec application son ballet. L’argument d’icelui est le suivant : la naïade ligote avec du fil de fer six Chinois endormis. Elle ramasse six mitraillettes noires et les dépose à l’autre extrémité du local. Ensuite elle traîne un gros magnétophone auprès de moi. Elle l’appuie au mur. Elle pique les canons de deux mitraillettes dans les manettes de cuir situées à chaque extrémité du magnétophone et se juche sur les crosses des mitraillettes. Grandie d’un bon mètre, la petite sirène peut atteindre le crochet où sont passées nos chaînes et au moyen d’une scie à métal (ou à métaux) se met à sectionner la base du gros crochet. Elle fonctionne à tout berzingue, la môme. Au bout d’un moment, le crochet coupé en deux restitue ses chaînes et deux gentlemen ayant pour blazes Bérurier et San-Antonio s’abattent le pif sur le plancher.