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Le silence nous sépare. Rien n’éloigne autant les êtres les uns des autres que leur mutisme. Se taire, c’est se fuir, s’abandonner, s’oublier.

Dans beaucoup de familles, j’ai remarqué combien ses membres mouftent peu. Motus ! Ça devient compact, leur muette. Ils se taisent en chœur. Papa n’en casse plus une broque à maman, sauf pour lui faire observer que la tambouille est trop salée, ou pas suffisamment. Ils ont plus rien à se dire. Leur isolement s’est solidifié. Les enfants aussi causent plus. Chacun son rêve, y a plus d’interférence. Un couple, avant de cesser de s’aimer, il commence par la boucler. Au début il lutte un peu. De temps à autre, l’un d’eux prend l’initiative d’un effort. Il dit que si ce temps continue, ça va être néfaste pour le tourisme. Ou bien il se plaint de son pancréas et l’autre fait un effort pour murmurer distraitement : « Faut voir un toubib… » Les naufragés de l’existence. En pleine dérive sur les courants malins…

Donc, Ibernacion et ma pomme, on se tait tendrement. Je lui masse les mamelons. Elle me fait des risettes. Tout ça permet au temps de filocher en loucedé entre nos doigts. C’est ce qu’il y a de plus duraille à tuer, le temps. Voyez comme l’homme a de plus en plus le souci de se distraire. Se distraire voulant dire : ne pas s’emmerder. Plus il avance, plus il fréquente les théâtres, les casinos, les restaurants, les cabarets. Plus y fait des croisières avec soirées dansantes ! Plus il essaie de s’oublier, en somme. Vive la mort guérisseuse de l’honteuse maladie vie !

Je zyeute ma tocante et je bondis : presque une demi-plombe que le Révérend est parti. Or je lui ai bien recommandé de faire vite. Comme quoi j’ai eu raison de me fier à mon instinct, mes larves. Lorsque le pifomètre de votre San-A. fait tilt, c’est qu’il a déjà reniflé l’inreniflable.

Ibernacion me consulte du regard. Elle a pigé mon inquiétude.

— Tu crains qu’il ne soit arrivé des désagréments à ton ami ?

— Ben, ça m’en a tout l’air, réponds-je. On attend encore dix minutes, et puis on avise.

Dix broquilles tombent du sablier du temps (quelle magnifique image !). Toujours pas plus de Pinuche que de crème à raser dans la giberne d’un guérillero.

— J’y vais ! décidé-je en me dressant.

— Je t’accompagne !

— Surtout pas. Si je n’apparaissais pas, donne l’alerte.

— Auprès de qui ? objecte froidement la jeune femme.

Il est vrai que dans ce patelin en révolution, police secours doit avoir d’autres Che à fouetter.

— Je veux que tu restes ici. Tu dénicheras bien des copains pour venir voir à l’hacienda de San Kriégar ce qu’il s’y passe ! Obéis, sinon je ne t’emmènerai pas à Paris.

Un mimi fougueux pour lui gober ses protestations, et je m’éloigne en avançant, courbé en deux, derrière les haies.

Des senteurs aquatiques parviennent du lac Papabezpa par bouffées que le vent bouscule. Le domaine de feu don Enhespez paraît infiniment tranquille dans la lumière dorée du jour. Un tracteur bourdonne dans un champ de fromtobock. Les chevaux s’ébattent dans le corral et des palefreniers s’affairent autour des écuries. Tous sont des métis impassibles et mornes. J’ai beau écarquiller les vasistas, je n’aperçois pas la chignole de l’ambassadeur de France. Et pourtant, croyez-moi, mais une Rolls rose décapotable, ayant un drapeau français piqué sur son aile avant, ça ne passe pas inaperçu. Je décris un demi-cercle autour des bâtiments sans voir le véhicule.

La route s’achevant dans la cour de l’hacienda, je dois conclure OBLIGATOIREMENT qu’on l’a planquée dans un hangar.

J’espère ardemment qu’on n’a pas mis Pinaud à mal. Est-ce que notre vaillant trio va être démantelé par ce satané Rondubraz !

Toujours me dissimulant, j’approche au plus près de la demeure principale. Encore une fois, je vous le répète : tout semble quiet. Dans le patio, autour de la vasque où glougloute un mince jet d’eau, deux fauteuils à bascule se font face.

Près des sièges, une table chargée de boissons, avec deux verres à demi pleins. M’est avis que l’arrivée inopinée de Pinaud a interrompu un gentil farniente.

Les mains dans les poches, bien crispées sur mes deux soufflants, je continue d’approcher, prêt à jouer un concerto à deux paluches à travers mes fouilles. Tant pis pour la petite monnaie qui tombera des trous ensuite.

— Ohé ! señor policier ! crie une voix joyeuse, dans mon dos (en anglais : in my back).

Je fais une pirouette fulgurante et mes index n’ont qu’un mouvement d’un centième de millimètre à accomplir pour que la purée parte.

Je reconnais Tassiepa Sanchez, le majordome de mon regretté compatriote Enhespez. Il porte une chemise rose savonnette, un jean couleur sable tenu à la taille par une large ceinture de cuir étincelante de clous d’or. Il est rasé de frais, parfumé, lotionné, pomponné, gibbsé, cadoriciné et impeccablement coiffé. Il rit de ses trente et une dents (il lui manque une dent de sagesse) et s’avance vers moi, la main tendue.

— Quelle bonne surprise, señor policier ! Je me demandais ce qu’il était advenu de vous et de vos amis…

— En ce qui me concerne, ça ne se passe pas trop mal, réponds-je en lui pressant la louche, par contre je cherche mon copain Bérurier. Et vous, amigo, vous vous en êtes tiré, d’après ce que je vois ?

— Grâce à la révolution, señor. Quand j’ai su que les Blancs avaient repris le pouvoir et nettoyé la base, je suis revenu.

Il adopte une mine navrée.

— Mille fois hélas, ça été pour apprendre la mort de mon regretté maître… J’ai pris la direction du domaine en attendant que les héritiers de don Enhespez se manifestent…

— C’est bien, approuvé-je. C’est très bien, ami Tassiepa ; puis-je vous demander un verre d’eau fraîche, je meurs littéralement de soif.

— J’allais vous le proposer, mais avec beaucoup de whisky dans l’eau, señor policier. Comment êtes-vous venu jusqu’ici ? questionne Sanchez en m’entraînant vers le patio.

— J’ai fait du stop, amigo. Des guérilleros ont bien voulu me prendre à bord de leur camion et m’ont lâché au croisement des routes de Santa-Maria Kestuféla et de San Kriégar. Je viens de me taper huit kilomètres à pied, en plein soleil…

Je m’éponge le front et me laisse choir dans un fauteuil.

— Figurez-vous qu’un type m’a doublé au volant d’une grosse bagnole battant pavillon français, continué-je, tandis qu’il me sert à boire ; je lui ai fait signe, mais ce bougre-là m’a résolument ignoré…

— Le pays n’est pas sûr, señor policier, les gens se méfient.

Le glaçon tinte joyeusement contre les parois du verre qu’il s’apprête à me tendre. Il agite le godet d’un mouvement léger, pour bien le rafraîchir.

— Ce compatriote venait ici, bien entendu ? poursuis-je, puisque le chemin ne va pas plus loin.

Je regarde fixement Tassiepa Sanchez. Je cherche à piger. Son visage efféminé est presque angélique.

— Je n’ai vu personne, affirme le majordome ; il aura pris la piste de terre qui dessert les champs…

In petto, je me dis : « Cause toujours, mon pote. Tu essaies de me jeter de la poudre aux yeux, mais j’ai pigé ton manège. Depuis que le maître est clamsé, tes ratiches ont poussé et tu veux sucrer le domaine. Tu as pris le père Pinuche pour un envoyé officiel de l’ambassade de France venu régler la succession du patron, et tu as décidé de ne pas te laisser faire… »

Je viens de commettre une erreur en cours de raisonnement, mes petites chattes. C’est pas de la poudre aux yeux, c’est du whisky aux yeux qu’il me balance, d’un geste précis, inattendu, en faisant mine de me tendre le glass. Je morfle l’alcool en pleines mirettes. Ça m’aveugle, ça me brûle. Je me frotte violemment les carreaux.