— Parce que l’arrivée de votre inspecteur servait ses plans, señor.
— Quels étaient-ils ?
— Sin Jer Min En Laï cherchait le moyen de s’approprier la réserve de sulfocradingue pour la vendre aux Américains qui lui en proposaient un gros prix et lui promettaient un passeport norvégien.
— Un Maoïste, se laisse acheter ! m’indigné-je malgré moi.
— En vérité, cet homme n’était pas communiste, señor. Il a joué le double jeu. Il ne rêvait que de fortune.
— Je comprends. Ça l’arrangeait qu’on vienne foutre la merdouille dans la base, hein ?
— C’était la Providence qui vous envoyait.
— Mais, le sulfocradingue ?
— Il l’avait mis en lieu sûr, señor. Ce sont des flacons d’éther que votre collaborateur a débouchés.
Ça vous flanque envie de demander votre retraite anticipée, des révélations de ce genre. Nous qui avions au moins la satisfaction de la mission réussie, v’là que j’apprends qu’on a été cornards de bout en bout et qu’au lieu de chancetiquer la base on servait la soupe à un coquin !
— L’Indien Ifoti, c’était un moyen de tenir ton complice au courant de mes faits et gestes ?
— Oui, señor, piteuse Sanchez.
— Et si on a buté le pauvre don Enhespez, c’était pour te libérer le domaine, pas vrai, ma vache ? Le prix de ta complicité ?
Tassiepa désigne le mort.
— Il voulait aussi s’assurer une retraite en cas de coup dur. Ce qui s’est produit, puisque la révolution d’été a éclaté juste à ce moment-là !
— Bien joué. Tu as une idée de l’endroit où se trouve la réserve de sulfocradingue ?
— Elle est dans la chambre du Chinois, señor. Une petite valise d’osier, très lourde parce que l’intérieur est en terre réfractaire.
Pour un peu je l’embrasserais, s’il n’était pédé, dégoulinant de sang et puant personnage. Je me disais : défaite ! Que non ! Victoire totale, raffinée ! Oh ! la bouille du Vieux quand je déposerai sur son burlingue la précieuse matière et lui disant : « Nous avons fait mieux que la détruire monsieur le directeur : nous vous l’avons rapportée ! »
— C’est ça que tu cherches ? me demande l’ineffable Pinuchet en se rabattant with mon appareil.
— Oui, Pinaud ! Cette hacienda est un mas de cocagne[30]. On y trouve tout, y compris ce qu’on n’y cherche pas !
À nouveau l’âcre fraîcheuse de la forêt. La forêt, avec ses oiseaux braillards, ses senteurs opiacées et son mystère…
Ibernacion marche devant moi. Plus privilégié que les fans d’Henri IV, je me rallie à son mignon valseur ondulant sous le jupon. Bath point de mire, mes agneaux !
Nous sommes deux, car j’ai expédié Pinuche dare-dare à Graduronz pour qu’il aille mettre le sulfocradingue en lieu sûr dans le coffiot de l’ambassade. Vous me voyez pas partir à la recherche de Béru, dans la sylve équatoriale, avec ce précieux chargement ?
— Je crois que nous ne devons pas être très éloignés de la région des Livaros, annonce ma guidesse.
Je dégage l’appareil récepteur de mon sac tyrolien, le branche et tends l’oreille.
Au début ça sifflote comme un poste de radio resté branché après la fin des programmes. Je tripatouille légèrement l’enfouisseur de présentement, je mollassonne le computeur à graffiti variable, je cramouille la délabrance poreuse et des sons s’échappent enfin du mateur à jetons salaces. Une voix gutturale, n’ayant rien — oh, mais rien du tout, — de l’organe béruréen retentit.
— On dirait du Livaro ? dis-je à Ibernacion, car j’ai l’oreille fine, et plus que l’air marin la douceur angevine (de poitrine).
Elle opine en me gesticulant de me taire.
— Tu comprends ? n’en questionné-je pas moins !
Elle ré-opine (car elle aime ça). La voici qui me traduit au fur et à mesure (le furet le plus efficace qui soit).
— La tête du Blanc n’est pas encore assez réduite ! Il faut ajouter plus de heurgschpreugh dans la décoction…
Je ferme. Pas besoin d’en écouter davantage. Adieu mes espoirs ! Adieu, veau, vache, cochon, Béru !
Ibernacion me prend le bras.
— Mon Antonio querido, tu as du mal, n’est-ce pas ?
— C’était mon meilleur ami, réponds-je en réprimant les sanglots qui me dilatent.
— Allons, viens, repartons, tout est inutile maintenant ! fait-elle. À quoi bon courir ce danger puisqu’on ne peut plus rien pour lui !
— On ne peut plus rien pour lui, mais on peut encore pour nous. Crois-tu que je vais laisser ces monstres réduire la tête de mon ami pour en faire un article d’exposition !
En fille soumise elle n’objecte pas et s’apprête à me précéder.
— Les Livaros se trouvent donc dans un rayon de moins de deux kilomètres, dis-je. Mettons nos masques, préparons nos grenades fumigènes et allons-y !
Car j’avais préparé notre expédition, mes aminches ! Sachant que les Livaros adorent les animaux (et en ayant eu la preuve) je nous suis pris des masques de caoutchouc représentant une biche, pour Ibernacion et un singe pour moi. J’en avais un pour Pinuche reproduisant une tête d’épagneul, mais il est disponible, étant donné l’absence du Déchet, aussi suis-je prêt à examiner les propositions de rachat qui me seront adressées.
Nous nous masquons ; je passe des grenades lacrymogènes dans ma ceinture et en route !
Le nouveau campement des Indiens est situé dans le delta d’un fleuve. On franchit le bras le plus étroit en utilisant un pont à mousson, ainsi nommé parce qu’il est nécessaire pendant la saison des pluies… Nous avançons prudemment. Soudain, une sentinelle livaro nous aperçoit alors que nous ne l’avions pas vue dans son tronc creux de palavas léfalo. Elle se met à débander, lâche son arc et se jette sur le sol en criant :
— Heugh ! Mondieugh ! Pitieugh !
Je constate que ma ruse est efficace et je continue d’avancer.
L’esplanade, comme toujours, avec les constructions hâtivement bâties (n’a-t-on pas surnommé l’Indien Livaro : « le castor qui n’en fait qu’à sa tête ! ». Une construction centrale occupe le milieu du village, puisqu’elle est centrale, et quelque chose d’atroce, d’horrible, d’épouvantable, de démesurément cruel, d’insoutenable, de hideux, d’hallucinant (j’allais l’oublier çui-là) m’assaille le regard, me le profane, me le broie.
Quelque chose qui pend, qui se balance, qui tournique dans la brise soufflant du fleuve.
Vous avez déjà deviné quoi t’est-ce, aurait dit le Vaillant. Oui, Françaises, oui, Français, il s’agit bien de la tête du brave A-B.B.
Déjà de la grosseur du poing !
Bientôt de celle d’un œil…
Misère ! Malédiction ! Ma qualité d’homme trébuche ! Je défaille de la tripe. Vomi soit qui mal y pense !
Béru, ma petite tête ! Béru, mon…
— Qu’est-ce que tu racontes, un homme-singe, Paulo ? gronde une voix à laquelle la réalité m’empêche d’attacher le moindre crédit.
« Mince ! reprend la même voix. Mais je parie que c’est le gars San-A. qu’est venu me récupérasser ! »
Je regarde. J’arrache mon masque de caoutchouc pour mieux voir, n’en rien perdre. Béru s’avance en se dandinant ! Un Béru plus énorme que jamais. Ses fringues ont craqué de partout, tant il est redevenu volumineux en quelques jours ! Sa chemise est devenue un boléro. Son pantalon est devenu n’importe quoi. Il a une fesse entière à l’air, le bide par-dessus le dernier bouton de la braguette et une demi-douzaine de beaux mentons plantureux !
Il s’approche et m’embrasse.