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— C’est tout, confirmé-je.

Mon cher ami opine. Il ôte sa veste et me la tend.

— Tiens-la par le col, bien droit, me recommande-t-il, qu’autrement sinon j’ai des soutes à bagages qui se videront.

C’est ensuite au tour de son chapeau. Alonzo, intrigué, le regarde agir.

— C’est un strip, monsieur le principal ?

Le Gros rigole :

— Rassure-toi, je garderai mon bénoche.

Lors, l’Enflure se remonte les manches. Un doux sourire baigné de miséricorde divine transforme sa bouille d’écluseur de rouge en jardin d’Eden.

— Si tu voudras bien m’accorder un instant, gars…

Il s’approche du groupe où le joyeux boutadeur auquel il servait de tête de Turc continue de rouler les mécaniques. Il voit se pointer Béru, tête nue, le cheveu rare collé au front taurin, les bretelles rafistolées avec des épingles de sûreté (bien sûr, étant donné le rude métier du bonhomme), le pan arrière de la limouille sorti à demi. Et il se marre derechef, le surnommé Tord-boyaux.

Sa Grassouillette Majesté vient se planter devant lui, formidable comme un chêne.

— Dis voir, bout d’homme, c’est bien toi qui m’as traité d’sac à merde et qui rêve de m’enfiler un’queue de billard dans l’fignedé, si jeune m’abuse ?

Sa voix est sans âpreté. Calme, posée. C’est le ton du monsieur qui se renseigne sur l’horaire du train qu’il envisage de prendre.

Le mec le désigne à ses potes, d’autres échevelus pas lavés.

— Pépère qui s’met à exiger des explications !

Rires copieux dans l’assistance.

— Mouais, c’est moi, affronte-t-il, pourquoi, ça te tente ?

Sourire béat de béatifié de frais du Gros. Tu dirais le cher Jean Vingt-trois quand il accueillait des petits enfants. Il philosophe à haute voix.

— C’est ben pour dire qu’en a qui sèment le pet pour recueillir la merde, quoi !

Et alors ça se déclenche. Instantané comme le serpent boa plongeant sur l’innocent rat blanc de laboratoire, Messire Béru file son crâne d’airain dans la poire du loustic. On perçoit un bruit comme quand tu marches par inadvertance sur un jouet en plastique de bébé. Le gugus sarcastique a la bouche ensanglantée. Il tombe en garde. Mais sa garde meurt avant de s’être rendu compte de rien. Vraoum, un crochet au bouc. Il fléchit des cannes. Schplof, un direct à la pommette, il bascule en arrière, se tient appuyé, sonné, au billard où il faisait joujou. Alors la suite devient grandiose. Survolté, à l’extrême de sa puissance, Alexandre-Benoît met une main au collet de Tord-boyaux. Une autre à son fond de culotte qui ne va pas tarder à devenir glissant. Et tu sais quoi ? Il le soulève. Avec aisance, comme un lutteur de foire ses haltères creux. Il le tient à bout de bras, tout là-haut au-dessus de sa tête. Il hésite, tournique sur place. Cherche un point de chute convenable, le trouve, se décide, propulse.

Tord-boyaux décrit une trajectoire de cinq à six mètres et va s’écraser sur un billard dont les boules affolées se dispersent en cascadant. Le mec reste inanimé sur le tapis vert. Il rêvasse qu’il se trouve à la campagne, dans des pâturages paisibles où il s’étend pour faire un brin de sieste.

Bérurier le rejoint, sort son Opinel de son bénouze.

— Non ! crie Alonzo qui se méprend.

Le Gros ne fait que trancher la ceinture du locdu. Puis il sépare son futal en deux, ensuite son slip de couleur qui était blanc le jour où il l’a acheté. Tord-boyaux est cul-nu à présent. Pépère le cramponne par la tignasse et le traîne jusqu’à la porte du club.

— Si quelqu’un voudra bien m’ouvrir, dit-il.

Des gens s’empressent. Lors, l’Intraitable jette son tas de loques sur le trottoir.

Ayant fait, il revient dans la salle, se rend auprès des ex-compagnons de sa victime.

— J’voudrais t’un simp’ renseignement, dit-il. Est-ce que quéqu’un aurait quéque chose à objecter ?

Les frimes sont vertes, les regards en partance. Ça déglutit péniblement dans le groupe, en s’effrayant du bruit produit.

— Toi, par exemp’ ? demande le Mastar à un fripon grelottant, m’semb’ qu’tu te marrais comme un petit fou, t’à l’heure, non ?

Et tout en questionnant, il taloche à toute vibure les joues hâves de l’interpellé. Aller-retour, aller-retour, ce de plus en plus vite. Le mec, sa tronche, tu dirais une antenne de radio qu’on a tirée et relâchée et qui vibre à croire qu’elle est mille !

Bérurier l’abandonne pour passer au suivant.

— Rien à dire non plus ?

Avec un coup de genou imparable dans les sacs à malice.

Le gars gémit et se met à dégueuler sur le billard.

Le troisième et dernier pote de Tord-boyaux recule.

— J’ai rien dit, j’ai rien fait, j’ai rien pensé, j’ai rien vu, bafouille-t-il, paniqué au-delà du réel.

— Brèfle, c’est comme si t’éguesisterais pas ? plaisante l’Aimable.

Il hausse les épaules, l’abandonne à sa frousse. Se ravise pourtant et le foudroie d’un uppercut à la tempe. Après quoi, il nous revient en rabaissant ses manches. Pas un poil d’essoufflement. Il est calme comme l’aurore sur le bocage vendéen, comme l’enfant endormi, comme le sexe d’un académicien.

— Je vais te dire, déclare-t-il à Alonzo, ces mômes, ce qu’y z’ont de besoin, c’est qu’on s’occupe d’eux. Y z’ont trop été délivrés à soi-même d’puis sa pu tendre enfance. Moi, j’aurais du temps à m’consacrer, ça m’dirait d’m’occuper d’eux.

ORVILLIERS

Lorsque nous fûmes sortis du sélect établissement d’Alonzo, Bérurier et moi, nous nous concertâmes. Cette visite à l’ancien briseur de fourgons postaux venait de nous révéler qu’avant de solliciter mon aide, feu Arthur Rubinyol s’était livré à l’enquête à laquelle nous-mêmes procédions. Tout naturellement, il était allé questionner l’éditeur et celui-ci n’avait pas pu (ou pas voulu) lui fournir le renseignement souhaité à propos de la photo.

Je lus alors le chapitre consacré à la race balte. Il était rédigé à coups de trique par quelqu’un qui se souciait davantage de précision que de style, et qui l’avait signé Roger Léon.

Je me payai de culot et appelai les éditions Mazoche. Le cher vieux comptable bleu qui continuait d’empiler des chiffres et de les additionner pour obtenir des totaux fatalement débiteurs, me répondit. Il n’avait pas encore mis le nez à l’imprimerie et ignorait de ce fait qu’il se trouvait désormais sans patron. Je m’enquis de l’adresse de Roger Léon, le rédacteur du fameux additif ethnographique. Le comptable m’apprit qu’il s’agissait d’un professeur du Collège de France en retraite habitant Orvilliers, dans les Yvelines. Il avait écrit à Gontrand Mazoche pour proposer une réédition de l’atlas enrichie de ses textes, et Mazoche, auquel personne ne proposait plus rien, avait accepté à condition de n’avoir à verser aucun droit d’auteur.

Je dis « merci beaucoup » au comptable bleu et nous mîmes le cap sur Orvilliers, charmante localité où est inhumé le bon président Pompidou, que tu dois te rappeler, bien qu’il soit mort depuis des siècles.

* * *

Un facteur vélomotorisé nous indique la maisonnette du professeur Roger Léon.

Après avoir enjambé seize écuelles de Ronron, destinées je présume aux chats les plus déshérités de la commune, il m’est permis d’atteindre une chaînette actionnant une clochette. Et me voilà à carillonner un vibrant angélus.

* * *

Mais attends, je te causerai du professeur Roger Léon plus tard. Je préfère repartir en avant, me porter en tête du peloton pour rattraper l’histoire à l’endroit où le Vieux m’a littéralement arraché d’entre les cuisses quinquagénaires d’une dame américaine fort tentante. Surtout, lecteur très friand, ne renâcle pas devant cette fantaisie d’un auteur émérite qui te fit toujours passer par le droit chemin de l’ordre chronologique jusqu’à présent, mais qui, pour une fois, ou pour douze, nous verrons, se permet des folâtreries destinées à botter le cul de la belle histoire qu’il te narre avec un art tellement consommé qu’il ne va bientôt plus en rester.