Aimant mon métier, comme tu ne sauras jamais, je me permets de le mettre à l’épreuve, quitte à susciter ton mécontentement. Mais quoi de ton contentement, vieux cheval étique, cervelet spongieux ? T’entendre barrir du bout de ta trompe à conneries critiques ou compliments m’équivaut, m’équivoque. Tu es ma blessure grattée, furieusement inguérissable. Ma panne de bien-être. Si ce n’était toi ce serait donc ton frère, ou ton demi-frère, ou ta salope de sœur.
Allez, je pique de mes deux en avant !
Le Vieux m’ordonne de prendre sa vieille Rolls Royce pour foncer au bureau.
PARIS
Bérurier et Pinuche se tiennent dans l’antichambre du Vieux. Ils font la causette à Bernardin, l’huissier en uniforme de gardien of the peace, sans kibour. Un gars maniéré, aristocratiquement chauve, et qu’on soupçonne depuis lulure de pédérastie à la Grande Taule, étant donné ses manières et la façon dont il va regarder les petits jeunes gens dans les bars près des écoles. Toujours est-il que sa vie privée (en anglais private life) est sans anicroche. Bernardin vit seul et décemment. On ne l’a jamais surpris la main dans une braguette. L’uniforme des gardiens de la paix, tu le connais ? Il est sans imprévu. Ne comporte pas de fantaisie. Eh bien, celui de Bernardin, tout en étant absolument conforme, paraît différent. Et tu sais pourquoi ? Parce que le sien, il se le fait faire sur mesure par son cousin tailleur.
D’être dispensé de képi l’ennoblit. Rien de plus ridicule que celui de nos agents ! Ce tube noir à visière bien horizontale leur confère un aspect cocasse qui ôte à leur dignité. Mon impression est qu’il serait grand temps d’adapter l’uniforme des représentants de la loi aux temps nouveaux. La prochaine fois que je serai reçu à l’Elysée, je me promets d’en toucher deux mots au président.
Tout ça à propos de cette fausse pédale de Bernardin. Bérurier lui raconte sa vie domestique, combien il fait montre d’autorité avec sa Berthe, la nouvelle avanie de sa concierge qui le hait depuis si longtemps et qui, dernière machiavélique trouvaille, a vidé un peau de miel sur leur paillasson.
Pinaud somnole.
Oui, Pinuche ! Tu te rappelles qu’il avait disparu devant les bureaux de l’Aeroflot ? Eh bien on l’a récupéré, la Vieillasse, peu de temps après, dans des circonstances que je te relaterai en leur temps, quand ça me conviendra.
En me voyant survenir, le Gravos se dresse.
— Tonio, merde, enfin toi. Est-ce que t’as arrivé à temps pour ton client ?
— Hélas, il s’en est fallu d’une vingtaine de minutes.
— Moi, moinze encore.
— Raconte !
ROME
La dame tricotait dans le parc de la Villa Borghèse. Son petit garçon (deux ans et des) jouait à trois mètres d’elle, sur la pelouse. Une ravissante jeune femme blonde (un blond qui paraissait naturel, mais on ne pouvait pas lui demander de montrer sa chatte) vêtue d’une jupe de chez Nina Ricci et d’une veste de tailleur rouge harmonisée d’une chaîne dorée vint à passer. Elle portait un sac de croco beige en bandoulière. Cette promeneuse semblait riche et triste, deux choses qui ne sont pas incompatibles, quoi qu’en pensent les pauvres. Elle s’arrêta pour admirer le bambin.
— Qu’il est beau ! s’exclama-t-elle. Comment t’appelles-tu ?
— Il s’appelle Angelo, fit la maman, flattée.
— Ça lui va très bien, assura la dame en s’accroupissant devant l’enfant.
Il tenait un seau de plastique décoré d’un bateau à voile et arrachait maladroitement des brins d’herbe qu’il fourrait dans le récipient.
Un monsieur grave, vêtu de sombre, porteur d’une belle moustache poivre et sel, s’arrêta au niveau du banc.
— Vous permettez, madame ? demanda-t-il à la maman.
Sans attendre l’acquiescement qu’elle n’avait d’ailleurs aucun motif de lui refuser, il s’assit à l’autre extrémité du banc, fort civilement. De toute évidence, cet homme n’était pas un vieux marcheur se promettant d’importuner une jeune maman.
Il y eut un court silence. La dame blonde avait trouvé un truc qui faisait pouffer de rire le petit Angelo.
— Il est adorable, murmura le monsieur, comme se parlant à soi-même.
La maman eut un nouveau sourire de remerciement. Le succès remporté par son enfant la comblait. Elle préparait des mots pour raconter tout cela à Aldo, son époux.
— Il a quel âge ? demanda le monsieur.
— Vingt-huit mois.
— Il est bigrement grand pour son âge.
— Oui, je l’habille déjà pour quatre ans.
— Ça ne m’étonne pas. C’est votre premier ?
— Oui.
— Un garçon pour commencer, voilà qui fait toujours plaisir aux parents. La continuité du nom est déjà assurée !
Il rit.
La mère rit aussi.
La dame blonde cueillait des pâquerettes et les attachait les unes aux autres par la queue, de manière à composer une frêle guirlande ; fasciné, le petit la suivait sur la pelouse.
— Cette dame paraît heureuse de jouer avec lui, nota le monsieur.
— En effet, remarqua la maman ; sans doute lui rappelle-t-il un enfant à elle ?
— Pourquoi pas ? soupira le monsieur.
Un nouveau silence passa, troublé par la rumeur de la ville. Dans l’allée proche, deux gamins s’escrimaient sur des petits vélos à pignons fixes. Ils disparurent dans le grincement plaintif de leurs engins.
— Rien n’est plus beau qu’un enfant, soupira le monsieur.
— Vous en avez ? s’informa poliment la maman.
— Oui, mais ils sont grands. Pourtant, ils sont restés mes petits, bien qu’ils ressemblent à des hommes. On aimerait toujours les conserver tel qu’est le vôtre, madame. Mesurez-vous votre bonheur ?
— Grand Dieu oui, assura énergiquement la maman.
— Et ce bonheur-là, chère madame, je suis convaincu que pour vous il n’a pas de prix.
— Ah, certes ! lança la jeune femme du fond du cœur.
Le monsieur sortit des lunettes de soleil de sa poche supérieure. Il les fourbit minutieusement à l’aide de son mouchoir, les posa sur son nez et dit :
— Pour vous, il n’a pas de prix, mais pour moi, hélas, il en a un : cinq cent mille lires.
La maman regarda son compagnon de banc sans comprendre.
— Qu’entendez-vous par là ? demanda-t-elle.
— J’entends que vous allez devoir me verser cinq cent mille lires si vous tenez à garder votre enfant, chère madame. Regardez : la ravissante personne blonde qui joue si bien avec lui est maintenant tout au bout de la pelouse. Remarquez-vous cette petite Fiat blanche en stationnement près de la grille ? C’est la sienne. Il lui faudra exactement dix secondes pour s’y rendre en compagnie de votre délicieux bambin et pour démarrer.
Il se rapprocha de la maman blêmissante et lui découvrit une seringue qu’il tenait dans le creux de sa main gauche. Une minuscule seringue que sa petitesse faisait paraître plus redoutable qu’une autre.
— Si vous bronchez, je vous enfonce cette aiguille dans le corps, madame, et vous serez instantanément neutralisée. Croyez-moi, il vaut mieux rester calme. Tout peut se passer en douceur. Vous me remettez cinq cent mille lires et nous nous en allons, vous laissant en plein bonheur maternel. Songer à la modicité de nos exigences. Chaque jour ou presque, l’on kidnappe en Italie des enfants que l’on ne rend que contre des milliards de lires. Des milliards. Et moi je ne vous demande qu’un demi-million d’une monnaie en plein désarroi. C’est presque mesquin ; j’espère, pour mon standing, que vous ne le répéterez à personne.