La jeune mère contemplait son enfant comme à travers un brouillard. Il continuait de rire et de s’ébattre avec l’élégante blonde à la veste rouge. La voix tranquille de l’homme portait le comble à son affolement. Elle aurait voulu crier, courir jusqu’à Angelo et le saisir dans ses bras. Mais son voisin de banc tenait cette perfide seringue bien ostensiblement, sans prendre de précaution. Le parc, à cet endroit, était désert. Certes on apercevait du monde, on entendait du bruit, seulement elle se trouvait en retrait du mouvement, dans une sorte de no man’s land de verdure.
— Je n’ai presque pas d’argent sur moi, balbutia-t-elle.
— Qu’à cela ne tienne, allons en chercher chez vous. Je suppose que vous ne devez pas demeurer loin d’ici, puisque vous êtres arrivée à pied.
— Mais…
— Ne craignez rien pour l’enfant, rassura l’homme. Ma… collaboratrice va continuer de jouer avec lui jusqu’à notre retour, c’est une personne de confiance et qui adore les tout-petits.
Bien que ses paroles eussent pu sembler ironiques, il s’exprimait d’un ton extrêmement chaleureux et convaincu.
— Allons-y, déclara-t-il en se dressant. Et de grâce, chère madame, ne tentez rien de fâcheux. Vous n’allez pas compromettre le bonheur de votre foyer pour cinq cent mille lires !
Elle se dressa. Chose étrange, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir confiance en la fille blonde. Lorsqu’ils s’éloignèrent, celle-ci leur adressa un signe de la main, comme on le fait quand des gens de connaissance passent à votre portée.
— Où habitez-vous ? demanda l’homme.
— Via Lombardia.
— En effet, c’est tout à côté. Joli quartier ! Vous devez être très riche, n’est-ce pas ? J’aurais pu vous demander davantage, mais je n’ai qu’une parole.
Elle ne répondit rien. Son cœur lui faisait mal et ses jambes tremblaient à chacun de ses pas. A un certain moment, même, elle trébucha, et ce fut l’homme qui la retint par un bras.
— Nous vivons une folle époque, n’est-ce pas ? soupira le gredin. Qui m’aurait prédit qu’un jour je gagnerais ma vie de cette façon déshonorante…
Il eut un rire lugubre.
— J’ai été élevé avec des principes et j’ai eu un oncle cardinal, ma chère !
Mais ses réflexions laissaient la jeune femme de glace. Elle ne pensait qu’au petit qu’elle venait d’abandonner sur la pelouse.
Ils parvinrent devant un opulent immeuble en pierres de taille.
Au moment où ils s’engageaient sous le porche, elle marqua un temps d’arrêt et murmura :
— Il vaudrait mieux que vous m’attendiez ici.
Le type aux lunettes de soleil pouffa :
— Ah, ça, vous vous moquez de moi, ma chère dame !
— C’est-à-dire que…
— Oui ?
— Mon mari est à la maison.
— Et alors ?
— Généralement, il n’ouvre à personne.
— Pas même à sa femme ?
— Si, mais s’il me voit avec quelqu’un qu’il ne connaît pas…
L’homme sourcilla :
— Voulez-vous me faire croire que votre époux est un tomme traqué qui se barricade chez lui ?
— Ce n’est pas exactement cela, mais…
— Mais ?
Elle s’emporta :
— Ça ne vous regarde pas. Vous voulez cinq cent mille lires, n’est-ce pas ? Parfait : je vais vous les donner ; mais je n’ai pas à vous raconter notre vie !
— Ne vous emballez pas, ma belle ! fit sèchement le tourmenteur de la jeune maman. Vous n’avez pas les clés de votre domicile ?
— Non.
Il réfléchit.
— Très bien. Je me dissimulerai pendant que vous sonnerez. Quand il vous ouvrira, vous maintiendrez la porte ouverte et lui expliquerez que vous n’êtes pas seule.
ROME (suite)
Ceci est le contrechamp de ce qui précède
Bien installé dans un fauteuil à oreilles, Aldo Petrini lisait un gros bouquin traduit de l’américain. De temps à autre il fronçait le nez à cause des odeurs de cuisine qui flottaient dans l’appartement. Depuis la veille, ce gros type débarqué de France passait son temps à dévorer, sous le prétexte qu’il avait sauté un repas à cause d’une grève chez le traiteur qui alimentait habituellement les vols Alitalia. Pour l’heure, son garde du corps se préparait des spaghettis aux saucisses, et des remugles d’huile chaude imprégnaient l’élégant appartement. Brave homme, au demeurant, ce Bérourièré. Franc-parler, manières rustaudes, mais flic efficace qui avait commencé par examiner l’appartement avec le plus grand soin, aveuglant les fenêtres qui lui paraissaient exposées, posant des verrous et une plaque de blindage à la porte, bref prenant toutes dispositions pour soutenir un siège le cas échéant. Il avait même fait évacuer la bonne, dont il redoutait les éventuelles conneries, affirmant qu’il saurait la remplacer aux fourneaux.
Content de soi, il bouffait, bouffait, en couvant Petrini de son autorité bienveillante.
Il y eut un coup de sonnette sur un rythme convenu.
— Bougez pas, j’vais mater ! cria Bérurier en surgissant, farineux, graisseux, luisant de sueur et vernissé de sauce tomate.
— C’est ma femme, intervint Aldo Petrini, je reconnais sa façon de sonner.
Plus prompt que son ange gardien, il courut à la porte, mit son œil au viseur optique du judas.
— Oui, c’est bien elle ! confirma-t-il.
Rassuré, Alexandre-Benoît Bérurier retourna à « sa » cuisine, soucieux de ne pas laisser s’attarder les spaghettis dans l’eau frémissante.
Petrini actionna serrures et verrous pour ouvrir à son épouse. Il était paniqué de n’avoir pas aperçu le petit Angelo en compagnie de cette dernière.
— Eh bien, que se passe-t-il ? demanda Aldo.
Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. Une forme sombre venait de bondir, refoulant la porte en grand : un homme à moustache, portant des lunettes de soleil. Il tenait un poignard à la lame très longue et très effilée à la main et piqua l’arme sur le ventre d’Aldo Petrini.
— Pas un mot ! fit-il.
De la cuisine, provenait un bruit de casseroles et les bribes d’un chant altier où il était question de matelassiers.
L’homme fit signe à la femme d’entrer et de refermer la porte.
Elle obéit. Petrini était vert de peur.
— L’enfant ? demanda-t-il à son épouse sans la regarder.
— Il ne craint rien, fit l’homme au poignard.
Puis il demanda en montrant l’intérieur de l’appartement d’un hochement de menton :
— Qui est ici ?
— Mon garde du corps.
L’homme eut un imperceptible sourire.
— Madame, chuchota-t-il, je vous demande de garder votre sang-froid, à cause du gosse.
Et quand il eut achevé de parler, d’un coup sec, il enfonça la lame dans les entrailles d’Aldo Petrini, après s’être arc-bouté comme s’il tentait d’enfoncer une porte. La femme ne comprit pas tout de suite. Aldo posa ses mains sur les épaules de son agresseur, plus pour se cramponner à lui que pour le refouler.
L’homme profita de la position de sa victime pour peser de haut en bas sur le manche du poignard. Le ventre de Petrini se déchira sans bruit et ses viscères se répandirent hors de ses vêtements.