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Je soulève le loqueteau de la porte. Une bouffée de relative fraîcheur me tombe dans les bras. J’entre.

Y a une grande cour rectangulaire bordée d’arcades veloutées. Toute la chaleur de l’univers paraît s’être concentrée dans la cour où pourtant je m’avance afin d’obtenir une vue d’ensemble de la taule. La chose qui doit être la plus duraille à dénicher dans cette bâtisse, c’est un glaçon. Pas un bruit. Sauf, par intermittence, le zonzon frémissant d’un insecte volant.

J’avise une vieille bonne femme accoudée à la balustrade de fer du premier étage, l’air absent, indifférente au soleil qui l’inonde. Cette dame me fait songer à un pot à eau qu’on avait dans la famille et qui représentait une vieille bonne femme justement dont la bouche servait de bec verseur. Notre bonniche espagnole l’a brisé y a pas si longtemps. M’man en a eu les larmes aux yeux parce que ce pot lui venait de sa mère. Les Espagotes, j’vais te dire, ça brise énormément. La personne en question est grosse, tassée, avec juste une robe bleue sans manches qui laisse pendre la viande de ses bras comme des algues repêchées avec un bâton.

N’avisant personne d’autre, je lui demande si elle pourrait me rencarder à propos du rabbin Moshé Inkermann. Elle fait comme si je n’avais rien dit, ou comme si elle n’avait pas entendu ma question. Et puis la voilà qui s’affaisse d’un coup et qui s’écroule sur la galerie. Une de ses jambes passe entre les barreaux de la main courante. Une petite jambe potelée avec un bandage contre les varices. Alors je m’élance.

Pour commencer, je m’occupe de la dame. Déjà, elle bat des paupières. Et puis se met à hurler sauvagement. Un cri de bête attachée que l’on fouette. Je découvre alors ce qui motive l’attitude étrange de cette femme. Pas beau. Franchement, ce que nous possédons de moins esthétique, c’est bien nos entrailles. Le Créateur a eu raison de les emballer. Pourtant, le moteur d’une bagnole, c’est plutôt joli, non ? L’intérieur d’un poste de tévé aussi. Mais cette tripaille gonflée, verdâtre, sanguinolente, ce foie brun, ces viscères jaunes, ces poumons roses… Beurgh ! Tu vois une jolie fille se pavaner devant son miroir, prendre des poses, rajouter un peu de bleu par-ci, de noir par-là… Elle est belle, elle sent bon. Elle a des cheveux impecs. Songe à ses rouages. A toute la fabuleuse abomination qui la fait vivre et qui est enroulée à l’intérieur de son écorce délicate, si tentante que tu voudrais la bouffer !

Le gentil rabbin blondinet, si peu sémite d’aspect, s’est transformé en un morceau répugnant. Je me penche sur le lit pour étudier son visage exsangue. Sa figure a conservé une douloureuse contraction et ses yeux, que la souffrance pré-mortem a fait chavirer, sont grands ouverts.

Je visionne sa cellule pour m’assurer que l’arme du crime n’est pas restée sur les lieux, mais tu penses bien qu’un type aussi sûr de lui que l’assassin a eu la présence d’esprit de remballer son matériel. Le couteau devait être terriblement affûté et d’une forme spéciale, avec la lame légèrement incurvée vers l’intérieur. Et pointu, mon bon ami, tu ne peux pas savoir comme. Le gonzier qui s’en est servi est un technicien. Un coup fulgurant pour planter son ya dans le bas-ventre. Une torsion à gauche et à droite pour assaisonner le client. Et puis la formidable remontée jusqu’au sternum. Il a minutieusement essuyé son lingue après le drap, on voit nettement les traces. En outre, il portait devant soi un tablier à cause du flot de sang. Il a dû l’ôter, son forfait accompli, l’a roulé et mis sous le bras. Un travail soigné, exécuté avec un sang-froid et une audace rares.

Les beuglements de la vieille dame rameutent la population de l’hostellerie juive. Des vieux barbus en chapeau rond qui se radinaient de la synagogue grimpent quatre à quatre. Viennent également des pèlerins qui se reposaient de l’office du matin : des gens d’un peu partout, en provenance d’Afrique du Nord, de France, d’Italie. Des Lévy, des Bloch, des Rosenthal. Il y a des familles entières, avec des petits garçons frisottés et circoncis, des petites filles rêveuses, des grands-mères qui ne jactent que yiddish. Ça exclame à qui mieux mieux. La dame qui s’est désévanouie raconte. Désigne. On s’approche. On hurle. Le gardien du caravansérail se pointe : un gros vieux avec une barbouze en éventail et des culottes qui pendent entre ses jambes.

On me regarde, on m’interroge. On me soupçonne. Je détonne dans cette communauté. Je fais trop vilain goy, abominable. Que viens-je foutre parmi ces pèlerins, avec mon futal bien coupé, ma limouille Lanvin, mon petit sac Cartier, mes mocassins Jourdan ? Je me sens tout contrit, tout banni, un brin pédoque. Impur. Je ne suis pas digne, quoi ! La dame du début m’accable. Elle explique que j’ai demandé après le rabbin, mais que probable je sortais de chez lui. J’ai voulu donner le change, voilà : le change.

Un gonze qui pige mal le français demande à combien il est ce matin (le change). Toute la société m’houle après. J’ouvre mon sac à la désespérée, brandis une carte. Police ! Police ! Ich bin Polizer, do you understand ? J’arrive from Paris. Police ! Frankreich police ! Nazionale, bien tout !

Pour lors, on se calme un peu. J’irrite moins. Ma goyerie est atténuée par ma profession : entre deux dégueulasseries faut choisir la moindre.

Un grand rabbin (un mètre nonante) décide qu’on doit prévenir les autorités locales. Il demande que quelqu’un se rende jusqu’à Houmt Souk pour alerter les poulets du cru. Un monsieur made in Pologne, probable, se propose. Que justement il devait aller au pharmacien pour son petit garçon qui a la diarrhée, alors vous voyez le dérangement sera pas grand et la dépense en essence amortie. D’autant que sa dame, une solide maman qui ne doit pas donner sa part de pâtisserie cachère aux chiens, a besoin d’acheter une éponge pour laver la voiture, et Houmt Souk, n’importe quel guide bleu te le dira, c’est le pays des éponges. Elles coûtent trois fois rien, là-bas, pour peu qu’on discute. Et le gentil Polonais part avec sa tribu. Il porte un pantalon de coutil sale, avec des taches de cambouis, des sandales tressées, un T-shirt jaune-Tour-de-France. Il a des lunettes cerclées d’or. Une vilaine cicatrice au cou et des sourcils tellement clairs qu’on les croirait décolorés à l’eau oxygénée.

Et moi je gamberge beaucoup. Je prends le gardien barbu à part pour un brin de causette ; mais ce con ne cause que l’arabe et le yiddish, merde, avec un chouïa d’anglais et d’allemand, très peu, juste ce qu’il faut pour recommander aux touristes goyim de se déchausser et de se filer une calotte sur le bol. Son français est si rudimentaire qu’il n’arriverait même pas à soutenir une conversation avec le général Bigeard. J’essaie pourtant, usant de ma polyglottie, de lui demander si beaucoup de touristes sont repartis depuis mettons une heure. Il me répond que personne.

Il est resté en faction devant la synagogue. Des gens sont venus, en voiture naturellement, mais personne n’est reparti. Alors donc, l’éventreur se trouve parmi l’aimable société. A moins qu’il ne s’agisse d’un Arabe du voisinage venu commettre un sacrifice d’ordre plus ou moins religieux. La nature de l’assassinat accréditerait assez cette thèse. Le couteau est une arme typiquement arabe. L’éventration fait un peu songer à la mise à mort des moutons.

Ce qui m’enrogne, c’est que j’ai poireauté près d’une plombe à l’aéroport de Melita dans l’attente d’une bagnole. L’agence de location auprès de laquelle je l’avais retenue par télex m’avait préparé une 404 Pigeot qui fumait tellement lorsqu’on mettait le contact, qu’on n’avait pas le cœur de lui demander par surcroît de rouler. Si j’avais disposé tout de suite d’une automobile digne de ce nom, je serais parvenu à La Ghriba avant l’assassinat du rabbin Moshé Inkermann.