Il est malportant. Décline. Confond les feux verts avec les feux rouges et traite les gardiens de la paix de bolcheviks. Il doit raccrocher. Et c’est la retraite dans cette maison de Saint-Glinglin-sur-Loing.
Cette fois, le comte n’en peut plus. Il court à la fenêtre et balance une fusée éclairante sur les rhododendrons. Mathias caresse ses flammes d’une main ignifugée.
— Intéressant, non ? murmure-t-il.
— Très, mais cela ne solutionne rien…
Le pauvre père Teufteuf a l’estom’ à la retourne. Il appelle Hugues à s’en décrocher le tiroir. Il sanglote, s’ébroue, repart en gerbances affreuses. Il hoquette, lamente, geint, rouvre la bouche et redégueule, et je médite, obscur témoin.
— Ça ne va pas, Excellence ?
Son reste d’hermine, merci du peu, je t’en fais cadeau ! Beurg !
La vraie épave. Il va mourir, c’est sûr.
— Je n’avais pas fumé depuis mon départ d’Odessa, il nous glapatouille entre deux spasmes.
Le pauvre.
Mais moi, faut que j’en sache encore. Je suis ici pour apprendre.
— Excellence, noble comte ! Vous devez me dire… Finir… Cette femme, Sdenka… Le prince a-t-il eu de ses nouvelles ? Faites un effort, comte ! Dites, mon grand cher vaillant ami miraculeux. Parlez ! Faites des signes.
Il en fait un. Me désigne l’humble armoire de bois blanc peinte en marron-caca.
— Dans l’armoire ? je demande.
— Beugh ! il gerbe.
Le pauvre, il se vide intégral. N’aura plus d’estomac, ni œsophage. Plus de tripes. Evidé comme un vieux saule. Une canne à pêche.
Mathias court ouvrir l’armoire. Quelques misérables hardes pendouillent à des cintres métalliques de teinturier.
— Et alors, cher grand archiduc ! Presque tsar ! Descendant illustre de Catherine la Grande.
— … tirheugh… braouv…
Mathias, franchement, c’est le mec irremplaçable : chimiste, graphologue, décrypteur, traducteur. Il cause toutes les langues y compris le pharaon ancien, le merle des Indes, le dégueuleur russe.
— Le tiroir, Eminence ?
— Da… aaheugh !
L’Incendié ouvre le tiroir. Je m’approche. Un vrai fourre-tout indescriptible. Des riens, en surnombre. Des traces humaines plutôt.
Le comte défaille, il est vert comme la Normandie au printemps. Se tient ; genoux devant la fenêtre où l’aurore se coagule.
— Journal !
Il a distinctement proféré ce mot. Journal ! Mathias l’a déjà en main. Il s’agit de la première page du « Parisien (deux fois) libéré ».
Une manchette gigantesque barre la une. Elle annonce la visite en U.R.S.S. du président de notre république. Des photos montrent l’arrivée de Giscard à Moscou. L’accueil des officiels. La revue des troupes. La réception au Kremlin…
Le Rouillé regarde, regarde. Le canard trembille entre ses doigts tavelés.
— C’est ça ? il murmure. C’est ça, monsieur ?
Le comte n’a plus la force. Il opine. Juste un hochement de tête. Oui, oui : c’est ça.
— Mais quoi ? bégaie Mathias. Mais quoi donc, monsieur ? Je ne vois pas, je ne vois rien, je ne comp…
Il se tait.
Ça y est. Il a trouvé.
Et des étincelles jaillissent de sa chevelure. Il se découvre une myopie fulgurante qui l’oblige à coller son nez contre le baveux.
— Oh ! la la, mon Dieu ! Oh, oui, oh là !
Il n’en finit pas de psalmodier comme un malpropre.
— Tu permets, Rouquemoute ?
J’ai toutes les peines du monde et de ses environs à lui arracher le baveux. A mon tour de mater les photos. C’est la dernière qui m’attire parce que c’était celle-là qu’il biglait, Mathias. On voit plusieurs personnes dessus, en grande tenue : quatre hommes, deux femmes. Les hommes sont : notre président, le maréchal Belkanine, M. B… et M. K… Les dames, sont : Mme Giscard d’Estaing et une vieille femme assez forte, mal fagotée, à l’apparence effacée. Quand tu la mates attentivement, tu reconnais en elle la belle représentante du type balte qui avait séduit Nicéphore Pétoche. Oui, il s’agit bien de Sdenka. Mais d’une Sdenka remodelée, non seulement par le temps, mais surtout par sa vie soviétique.
— C’est elle, dis-je d’un ton mourant.
— Oui, répond Mathias dans un soupir de punaise écrasée.
— Elle est devenue madame…
— Oui.
— Bon Dieu !
Nous nous taisons, éperdus devant cette réalité. Le comte est presque évanoui. Je dis presque, mais ses yeux conservent encore des lueurs d’entendement.
Je vais m’agenouiller près de lui, de l’autre côté de sa flaque.
— Dites, Yabézeff, le prince a découvert cette photo en lisant le journal, je suppose ?
— Da…
— Et alors ?
Il est lamentable, Teufteuf, avec sa robe de chambre de monarque mitée répugnante. Blotti dans sa puanteur, il se laisse glisser vers la suprême indolence.
— Hein, et alors ?
Il n’a pas la force d’articuler quoi que ce soit.
Et comme souvent, c’est à force de stimuler ma curiosité que je devine la vérité. L’homme a le don de confectionner soi-même ce qui lui est indispensable.
— Il a été fou de rage en découvrant qu’elle était devenue l’épouse d’un maître de la Russie Rouge. Alors il a écrit à ce dernier pour lui raconter tout ce qu’il savait d’elle : leur liaison, puis la liaison de Sdenka et de Rubinyol, son appartenance aux services secrets ricains, les enfants… N’est-ce pas, comte ?
— Da…
Je t’affirme qu’il a dit « da ».
Je me relève pour aller appeler la Mélanie.
— Le père Teufteuf ne va pas bien, dis-je, il a voulu fumer un cigare et ça lui a porté au cœur…
Nous repartons sans un mot d’au revoir, presque d’un commun accord, Mathias et moi.
On regagne la bagnole à longues enjambées rageuses. Je fulmine. J’en veux à la terre entière.
— Avec notre agence à la con, explosé-je soudain, on a fini par la toucher, notre affaire de cocus ! Et Dieu sait que j’éliminais les cornards !
— Il faut admettre que celle-ci n’est pas banale, objecte Mathias.
— Possible, mais ça reste quand même une histoire de cocus vengeurs. Boufftapine a voulu se venger de sa belle écuyère de jadis, et l’époux presque sénile en apprenant le pot aux roses a fait liquider tout le passé de la donzelle. Table rase ! Les amants, les mouflets, tout y a passé. Comme il ne pouvait pas, son honneur étant en cause, confier ce genre de besogne aux services compétents de son pays, il a fait appel au Groupe B 14.
Le jour est levé maintenant. De la buée s’est déposée sur mon pare-brise et je branche les essuie-glaces pour retrouver une parfaite visibilité.
Je décarre en sauvage, manquant de renverser un gendarme à vélo. Il me siffle. Papiers ! Je lui tends la photo de Sdenka Tastrov découpée dans l’atlas. Il en a fait buter, des gens, Pétoche, en contretypant ce cliché.
— Qu’est-ce que c’est que ça, vous vous fichez de moi ! hurle le jeune pandore.
Je lui présente mes fafs et mes excuses, alors il rengracie en découvrant mon identité.
Il tient toujours la photo de Sdenka dans ses doigts crevassés.
— Qui est cette fille, monsieur le commissaire ? demande-t-il, si c’est pas indiscret.
— Vous vous la feriez bien, hé ? plaisanté-je sinistrement.
Il file un coup de périscope sur l’image.
— Et comment !
— Eh bien, un de ces jours, je vous donnerai son adresse !
PARIS (FRANCE)
Ils dorment tous dans l’agence.
Ou presque.
Béru, sur le canapé de l’antichambre ; le Vieux et sa Ricaine sur le divan de mon bureau dont la porte est grande ouverte.