Au bout d’un quart d’heure de faction, le père Son et Lumière voit ressortir les deux sbires qui ont entraîné Arthur dans l’agence. Là, il marque une nouvelle hésitation. Doit-il filer ces deux vilains ? Non ! Son objectif se nomme Rubinyol. Il l’attendra.
Il attend une heure.
Rien. Le tendre vieillard n’a toujours pas réapparu. Sans doute existe-t-il une sortie de service, mais elle ne peut que donner dans l’entrée de l’immeuble et César Imperator couvre également cette issue.
Il attend deux, trois, quatre heures.
Fermeture des locaux. Les employés sortent et dispersent. Pas plus de Rubinyol que de margarine chez les frères Troigros. Les portes sont verrouillées. Les lampes éteintes.
La journée de travail s’achève sur un point d’interrogation qui pourrait servir de lampadaire sur l’autoroute du Sud. Pinuche poireaute encore inexorablement.
Il finit par éprouver un sérieux besoin de libérer sa vessie de bouvreuil. O Providence : Bérurier survient. Pinaud le charge de prendre la relève. Il rompt sa faction et s’engouffre dans le premier bistrot venu. Il y réclame un jeton de téléphone et un muscadet. Le premier lui permettra de converser avec son illustre maître à agir, le commissaire Santonio ; grâce au second, il compensera la déperdition consécutive à sa visite du sous-sol.
La vie est assez harmonieuse somme toute.
DJERBA
Un qui fulmine, invective et malédictionne tous azimuts, c’est le gardien à la barbe floconneuse. Il admet pas qu’on farfouille dans une synagogue, cézigue. D’autant que les matuches se sont refusés à coiffer la calotte pour pénétrer dans les lieux saints. Les tarbouis, d’accord, ils les ont posés ; c’est dans leurs mœurs. Mais se filer ce zinzin de soie sale sur la touffe, fume !
Ils font leur boulot avec d’autant plus d’application que ça fait chier le vieil angora. Le fameux livre saint qui remonte à j’ sais plus quel siècle, ils te le manipulent comme un annuaire de téléphone dans une cabine. C’est le tout grand sacrilège, l’horreur putréfactée. En pure perte, car ils ne dégauchissent rien.
Alors, bibi qu’a toujours de la gamberge à revendre, se met à se demander quelque chose.
Tout à l’heure, un gonzier s’est proposé pour alerter les poulets. Et il les a alertés. Il est parti avec sa grosse mégère et son môme chiasseux. Faudrait peut-être voir de ce côté-là, tu ne crois pas ?
Je demande son blaze. Comme prévu, il a un nom polak, puisqu’il s’appelle Igor Burnanski. Il est arrivé d’hier avec les siens. Sa tire était immatriculée en Tunisie, preuve qu’il l’a louée sur place. Je me rappelle qu’en l’apercevant j’ai eu une espèce d’impression floue. Quelle sorte d’impression ? Pas facile à préciser. Sa vilaine cicatrice au cou, ses lunettes d’or… Attends, je crois piger. Ça venait d’un anachronisme flagrant. Ce bonhomme ne correspondait pas aux deux autres membres de sa famille. Il n’avait pas la gueule à se trimbaler une bourgeoise comme sa madame, non plus qu’un mouflet du genre crevard hébété, comme celui qui flouzait dans son bénouze. Et je songe que, pour un tueur qui souhaite passer inaperçu, rien ne vaut un déguisement de père tranquille. Qui songerait à se méfier d’un paisible pèlerin affligé d’une grosse vachasse d’épouse et d’un gamin au sphincter anal déconnecté ? P’t-être que je m’envole… Mais peut-être que pas.
Je bombe jusqu’à l’aéroport de Djerba-Melita, écrasé de chaleur, comme ils disent dans les grands reportages sur des bleds où le mahomed chiale pas les calories. La route qui y conduit traverse d’humbles bourgades blanches. Ici c’est d’un autre blanc qu’à La Ghriba. D’un blanc moins blanc, tirant sur le grisâtre comme le pelage des bourricots ; seules les taches rouges des chéchias mettent une note allègre dans cette mornité. Les gonziers, enveloppés de leurs blouses grises, flottantes, sont assis dans les pans d’ombre contre les masures. Des guirlandes d’ampoules multicolores enjoyeusent les mosquées, malgré qu’elles soient éteintes. Les palmiers immobiles semblent appartenir à un décor. Ils ne font pas vrais, tant leurs feuilles sont grises, et gris leurs troncs d’ananas.
Le flic francophone qui m’escorte fonce au service de police. Je l’ai bien affranchi en cours de route et il sait ce qu’il a à demander. Des types terrorisés par ses aboiements farfouillent dans des piles de cartes remplies par les étrangers en partance. Oui : Igor Burnanski y figure. Sa dame aussi : Maria Burnanski, née Craspek, de même que son bédoleur, l’aimable Stanislas. Donc, l’Antonio a vu juste.
Le trio a pris, voici une plombe, l’avion pour Varsovie.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ? demande mon homologue.
— Toi, rien, lui dis-je, puisque c’est le ramadan, mais moi je vais aller boire une citronnade bien glacée avec un peu de gin dedans pour faire plus gai.
En fin d’après-midi, je biche le vol pour Marseille. Une fois dans la cité phocéenne, comme dit Alphonse Daudet, je me démerdaverai pour gagner Paris.
Mon zinc décolle dans du bleu. Je découvre un espace de sable poivre et sel avec les palmeraies figées. Des puits qui ressemblent à des grands seaux de pierre à anse de bois. Il y a la forteresse du port, d’un jaune vif sous le soleil. Quelques rafiots exténués. La mer…
Bon, je te disais donc, l’Aeroflot…
PARIS
Les premières lueurs de l’aurore se démerdent avec les nuages servant de couvercle à la cuvette parisienne.
Faible circulation. De l’utilitaire : la bouffe. Peu de travailleurs. Le boulot commence tard dans le quartier des Champs-Elysées et le manar de Sarcelles ne fait jamais le crochet par l’Etoile pour se rendre au charbon.
Un lourd camion descend l’illustre avenue que tant de grands hommes (le plus court mesurait 1,84 m) ont remontée. La différence qu’il y a entre les politiciens et les meneuses de revues, gens apparemment de professions similaires, c’est que l’apogée de la gloire pour une artiste consiste à descendre un escalier, alors que pour un politicien elle consiste au contraire à le monter. Donc, le lourd camion, du temps que je déconnais comme ci-dessus, a eu le temps de changer de vitesse à la hauteur de l’avenue George-V et s’est mis à accélérer en direction du Rond-Point.
Il s’apprête à passer devant la pizza Pino qui fait l’angle des Champs-Zé et de la rue de Marignan (Vive François Pommier !) lorsqu’un petit vieillard à la moustache roussie, au chapeau gondolé, au cache-nez traînant, se met à traverser de façon inconsidérée la voie triomphale.
Coup de frein du camionneur qui jure que bordel — de — merde — d’enculé — chiasse — de — vieux — con — de — bordel — de — merde — d’enculé — de chiasse — de — vieux — con — de bordel — de…
Tout en braquant à droite.
Escalade du trottoir.
Le camion ne s’arrête pas pour autant (en emporte l’avant). File comme tu sais quoi ? oui : un dard, dans la vitrine des luxueux burlingues de l’Aeroflot, laquelle volatilise avec un bruit de mur du son franchi allégrement. Vrrraoum ! Qu’heureusement pour le gros camionneur, son véhicule est pourvu d’un long capot, alors que la plupart des camions d’aujourd’hui possèdent une cabine avancée (pour leur âge). Et même, devant le long capot de vieux camion, se trouvent des pare-chocs épais et larges comme des glissières de sécurité d’autoroute, si bien que Bérurier n’a qu’à placer son bras d’aloyau devant sa trogne d’imbibé en arc-boutant bien ses deux cent et quelques livres pour se tirer indemne de l’aventure.
Tu suis ?
Le camion est entré de moitié dans l’agence soviétique. Des gens alertés par la déflagration délit se précipitent mais, plus preste qu’eux z’autres, une voiture pie de la police (immatriculée P.31416) intervient. Bondit devant le sinistre. Trois agents commandés par le plus ravissant des brigadiers (je le connais bien : je le rencontre tous les matins dans ma glace) déboulent. L’un fait le barrage et se met à interviewer le conducteur. Les deux autres foncent dans les bureaux de l’Aeroflot pour procéder aux premières constatations. En réalité, tu l’as compris sans douleur, ils cherchent Arthur Rubinyol. Fouillent tout, partout, en long, large, hauteur, profondeur, très scrupuleusement : la mécanographie, les chiottes, l’armoire de l’aspirateur, la salle des dépêches codées, la cellule insonorisée des passagers en transe, les meubles, les canapés. Nothing, comme on dit à Moscou (à l’ambassade U.S.). Seule trouvaille positive : la canne du grand Arthur, avec cette tronche de Bach comme la bouille d’un ci-devant au bout d’une pique. Elle se trouve plantée dans une magistrale plante verte touffuse que tu verras jamais pousser sur la Place Rouge, à moins qu’elle ne devienne la place infrarouge. Nonobstant cette canne, il n’existe pas ici la moindre trace du virtuose. Et cependant, sitôt que la Pinuchette m’a prévenu, hier soir, l’Aeroflot a été sous surveillance.