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Il t’a déjà été donné (ou prêté, à la rigueur) d’entrer chez un marchand de pianos. Généralement, les locaux de ce commerçant sont plus vastes que ceux d’une mercière ou d’un cordonnier. Et ce qui frappe, lorsqu’on y pénètre, ce sont justement les pianos. Cet instrument dont si peu de gens savent se servir et que tant et tant possèdent, hélas, n’a pas intérêt à vivre en troupeaux. Seul, il a une présence éloquente. Le silence qui l’environne est encore de lui, comme disait l’autre à propos de Mozart. Mais en nombre, il devient barbare. As-tu été poursuivi par une horde de pianos affamés dans ces immenses locaux où tremblent constamment des accords que les femmes de ménage ne parviennent pas à évacuer ? La mâchoire béante, les dents belliqueuses, le ventre gargouilleur, ils te cernent, ces salauds. Les noirs sont les plus mauvais. Surtout les demi-queues, j’ai remarqué. Mais ne crois pas que les blancs soient de tout repos. Oh que non. Il y en a un qui m’a mordu la main, un jour, alors que je m’apprêtais à le caresser et j’en porte encore la marque. On l’a envoyé à l’Institut Pasteur, des fois qu’il aurait la rage. Mais non, simplement il était teigneux, viceloque. Craoum ! Le happement fulgurant. Tu vois cette cicatrice blanche, là, sur le tranchant de ma main ? Eh bien, c’était ce piano droit de chiasse ! Il ne disait rien. Il ressemblait à une coiffeuse laquée. Je passe, la main pendante : craoutch ! Salaud ! Si j’ai un conseil à te donner, munis-toi d’une belle contondance pour visiter le hall du piano. T’approche jamais des queues, ces baleines qui peuvent t’envoyer à dache d’un frétillement. Ou bien t’écraser de leur couvercle. Te collimater entre leurs cordes tentaculaires. Et puis te dévorer à pleines ratiches… Et dis donc, pardon, tu la sais la denture du monstre ? Cinquante-deux ratiches blanches, trente-six noires, chapeau ! Tu parles d’un crocodile !

Non, marche bien droit à égale distance de la lignée de droite et de celle de gauche. Vigile, mon pote ! Le gourdin en pogne. Un qui te fait le beau sur les pattes de derrière, réagis pas. Crie pas bravo. Non plus qu’à ceux qui viennent te mélodier une giclée de Chopin dans les portugaises pour essayer de t’amadouer.

Chez Arthur, le piano est roi ! Il fourmille. Il pullule. C’est une procession, un meeting, une marée. Il a balayé à peu près tous les autres meubles, ne tolérant, dans la grande bicoque hurleventeuse, que quelques lits, sièges et tables. Ils s’entassent dès l’entrée dans un hall dont on ne peut plus apprécier les dimensions. Ils se lancent à l’assaut du premier et certains font halte entre deux étages. Ils bloquent des portes, encombrent des couloirs. Il en est de très vieux, au coffrage peint et aux formes moelleuses. Des délabrés, des bancals, des édentés, des décapités, des écordés.

Le dinosaure qui vient d’ouvrir la porte demande :

— Faut vous accompagner ? S’y faut vous accompagner, faut que je prends mon sous-ventrier.

Bien entendu, je te livre sa phrase traduite. Nous le dissuadons de décharger ses attributs pour avoir à les sangler, besogne plutôt longuette qui nous causerait du retard. Nous procédons sans lui à l’inspection de ce musée du piano. Béru, qui ne craint pas les fauves, laisse traîner son pouce sur les claviers, causant des gammes montantes ou descendantes selon que l’animal se trouve à sa droite ou à sa gauche. On marche lentement, vu l’encombre. Piano, quoi ! Je finis par repérer la chambre du maître. Un plumard à baldaquin, un bureau encombré de papelards et de partitions et un piano aqueux (une carafe d’eau a été brisée sur le capot). J’aperçois, sur la table de chevet, un autre exemplaire de l’atlas que m’a apporté Rubinyol. Ouvert à la page de la fameuse photo. Détail pittoresque : alors que ce portrait de femme figure en noir dans l’ouvrage, on l’a teinté avec des crayons de couleurs. Légèrement, dans les tons pastel, comme si l’on avait essayé de lui redonner plus de vie en mettant du rose aux joues, du rouge aux lèvres, du bleu aux yeux.

Non, tu vas voir, Marie, c’est une très belle histoire que je raconte dans ce book.

La pièce sent le vieux, le vieux parfum, le vieux tissu, le vieux bois, la vieille double croche. Sur le pupitre du piano dont le couvercle est resté dressé, j’avise le « Prélude à l’enculage d’une mouche » de Jean-Louis Bory de l’Institut. Il s’agit de sa fameuse étude pour quatre mains et deux biroutes qui commence par trois « la » et finit sur le « do ». Une œuvre clé (de sol), dont le seul défaut est de ne s’appliquer à aucune serrure, mais qui t’oblige à te servir des pédales.

Je me penche sur le bureau : des bafouilles d’admirateurs… Aucune lettre d’affaires, Arthur doit avoir un agent qui s’occupe des concerts. Ses admirateurs sont en majorité des admiratrices. Une d’icelles déclame qu’elle voudrait sentir les mains magiques du maître jouer « La potée auvergnate » de Schubert sur ses seins.

Rien d’intéressant.

— Sanaaaaaa ! mugit la voix de féroce soldat de Bérurier.

Son organe me parvient de bas. Il est caverneux et sent le salpêtre.

Je quitte la piaule pour m’approcher de la cage d’escadrin.

— Où es-tu, Gros ?

— A la cave ! Viens-y !

Force m’est.

Les pianos conquérants n’ont pas épargné le sous-sol. Ils continuent de noyer la cave et il y en a même un dans la chaufferie, un tout petit, né du croisement d’un harmonium avec un clavecin. Cette chaufferie dépassée, il existe un vaste local où sont concentrés les instruments éclopés, ceux auxquels manque une patoune, ou bien qui sont défoncés, ou évidés, ou tout cela à la fois.

Sa Majesté turgescente est accoudée à un Erard vénérable, pleine-queue, comme toi et moi, curieusement agenouillé, à la façon d’un dromadaire soucieux d’aider son méhariste à l’escalader.

Le pimpant me désigne le clavier sans couvercle.

— T’as vu, Grand Chef ?

— C’est du sang ! m’exclamationné-je.

Les dents blanches de l’animal sont maculées de rouge, comme s’il venait de dévorer une proie.

Je me tourne vers mon inestimable camarade. Lui, il est ravi de sa découverte. C’est un positif que le positif enthousiasme.

— Ce que vous voiliez pas à l’étalage, vous l’trouverez t’à l’intérieur, sibylline ce Sphinx à vin rouge.

Je remonte le couvercle de cette merderie de piano à queue. Arthur Rubinyol est laguche, allongé sur la table d’harmonie, bien mort, mais d’étrange manière : un fauve (le piano ?) lui a bouffé le ventre. Ses bras, jambes et tête sont intacts. Son beau visage a conservé une expression suppliciée. Le spectacle ne ragoûte guère, aussi laissé-je retomber le couvercle de son pré-cercueil. Cela fait un drôle d’accord. Une longue vibration tournique dans le sous-sol.

— Que lui a-t-on fait ? dis-je plutôt niaisement, car je viens de mesurer l’ampleur du désastre.

Le Gros va vers un grand casier à bouteilles lesté de quelques beaux flacons de bordeaux. Il en prend une sans s’occuper de la marque et sort un couteau suisse de sa poche. Tiens, et son Opinel ?

Cet être surdoué capte mon étonnement.

— J’ai toujours mon vieil Opinel, assure-t-il, mais ce qu’il a c’est qu’il a pas de tire-bouchon ; alors av’c c’t outil j’ sus paré.

Débouchage, éclusage.

Il rote en implosant et sur un mode qui exprimerait la stupeur. Ça fait quelque chose dans le genre de « Oooooo h ! »

— Une p’tit gorgeon, Mec ?

— Non, pour ce qui est du gros rouge, j’ai mon taf.

— T’sais qu’on est à Thoiry, non ?

— Et alors ?

— Et alors y a l’fameux zoho av’c les animals en liberté dans l’ parc. T’ veux parier qu’on a donné l’ père Arthur à goûter aux lions ?