La saillie au-dessus de la nôtre était bondée de gens.
Ils avaient dû nous voir venir et se cacher jusqu’au dernier moment. Ils ne semblaient pas vouloir nous souhaiter la bienvenue.
« Des fermiers », a chuchoté Treya.
Il y en avait une trentaine, des deux sexes, qui nous regardaient tous d’un air sombre. Beaucoup portaient des outils qui pouvaient servir d’armes. Treya a jeté un rapide coup d’œil par-dessus son épaule au pont que nous venions de traverser. Mais il était trop tard et il faisait trop sombre pour courir. Nous étions bel et bien acculés, et en infériorité numérique.
Elle m’a pris la main. Elle avait la peau glacée. J’ai senti battre son pouls. « Laissez-moi leur parler », a-t-elle dit.
Je l’ai aidée à grimper sur la saillie supérieure, puis elle m’a hissé pour que je la rejoigne et nous nous sommes retrouvés face aux fermiers, qui nous ont entourés. Treya a tendu les mains d’un geste conciliant. Puis leur chef s’est avancé.
Du moins, j’ai estimé que c’était leur chef. Il ne portait aucun insigne indiquant son rang, mais personne ne semblait contester son autorité. Il tenait à la main une tige métallique de la longueur d’une canne, très effilée à une extrémité. Comme les autres, il était grand, avec une peau sombre délicatement ridée.
Avant qu’il puisse ouvrir la bouche, Treya a prononcé quelques mots dans sa langue natale. Il l’a écoutée avec impatience. Treya m’a murmuré en anglais : « Je lui ai dit que vous étiez un des Enlevés. Si ça a de l’importance pour lui… »
Mais cela n’en avait aucune. L’homme a aboyé quelque chose à Treya, qui a répondu d’un ton hésitant. Il a aboyé à nouveau. Elle a baissé la tête en tremblant.
« Quoi qu’il se passe, a-t-elle chuchoté, ne vous en mêlez pas. »
Les mains sur les épaules de Treya, le chef l’a fait se baisser sur le granit glissant, puis l’a poussée pour qu’elle tombe sur le ventre. La roche a écorché la pommette de Treya, qui s’est mise à saigner. Treya a fermé les yeux de douleur.
J’avais eu ma part de bagarres. Je n’étais pas particulièrement doué dans ce domaine, mais il fallait que je fasse quelque chose. Je me suis rué sur le fermier. Avant que je l’atteigne, ses amis m’ont agrippé, retenu et forcé à m’agenouiller.
D’un pied sur son épaule, le chef des fermiers a maintenu Treya plaquée au sol. Il a soulevé son arme avant de l’abaisser lentement jusqu’à ce qu’elle frôle de sa pointe effilée un renflement de la colonne vertébrale situé juste sous le cou. Treya s’est raidie.
Le fermier a alors enfoncé son arme d’un coup sec.
3
Sandra et Bose
Sandra alla se coucher convaincue que le document était un faux – une mauvaise plaisanterie, même s’il était trop tard pour appeler Bose et lui en faire reproche. Mais s’il s’agissait bien d’une plaisanterie, pourquoi une telle minutie ? Sandra n’arrivait pas à croire que le moindre mot de ce document provienne d’Orrin Mather, le jeune homme timide qui avait répondu en bredouillant à ses questions au State Care. Elle jugeait plus probable qu’il ait recopié un roman de science-fiction en se prétendant l’auteur du tout… mais la raison d’un tel comportement lui échappait.
Elle s’efforça donc de ne plus penser aux questions auxquelles on ne pouvait trouver de réponses et de prendre une bonne nuit de repos.
À l’aube, elle estima n’avoir pas eu plus de trois heures de sommeil véritable, ce qui signifiait une journée d’irritabilité et de paupières lourdes. Et encore de canicule, à en juger par la brume teintant ce qu’elle voyait par la fenêtre de son salon. Le genre de smog qu’on ne trouvait qu’en août et à Houston.
Elle essaya de joindre Bose depuis son téléphone de voiture, mais n’obtint que sa boîte vocale. Elle laissa son nom, son numéro professionnel et un message : « Vous ne m’auriez pas envoyé le mauvais fichier, par hasard ? Ou peut-être est-ce vous que je devrais interroger au State Care. Merci de rappeler dès que possible pour tirer ça au clair. »
Sandra travaillait depuis assez longtemps au State Care du Grand Houston pour avoir une bonne perception de l’endroit… du flot de sa politique interne, du rythme de son train-train quotidien. Autrement dit, elle sentait quand il s’y passait quelque chose. Comme ce matin-là.
Sur le plan moral, son travail était plus ou moins ambigu, même dans les circonstances les plus favorables. Le système du State Care avait été mandaté par le Congrès durant les troubles postérieurs au Spin, alors que le nombre de sans-abri et de maladies mentales atteignait un niveau épidémique. Cette législation partait d’une bonne intention, et pour qui souffrait de véritables problèmes psychiatriques, le State Care valait toujours mieux que la rue. Les médecins étaient sincères, les protocoles pharmaceutiques bien au point et le logement communautaire, quoique assez spartiate, à peu près propre et bien contrôlé.
On transférait toutefois trop souvent à State Care des gens qui n’avaient rien à y faire : des petits délinquants, des pauvres agressifs, des gens ordinaires plongés dans une confusion chronique par les problèmes économiques. Et une fois interné contre sa volonté au State Care, il n’était pas facile d’en ressortir. Une génération de politiciens locaux avait mené campagne contre ces malades « relâchés dans la nature », et le programme de centre de réadaptation proposé par l’État subissait le feu roulant des activistes du « pas de ça chez moi ». Ce qui signifiait que la population du State Care ne cessait d’augmenter, son budget restant quant à lui le même. D’où un personnel sous-payé, des camps résidentiels surpeuplés et des scandales réguliers dans la presse.
En tant que médecin affecté à l’admission, il revenait à Sandra de court-circuiter ces problèmes au plus tôt, de laisser entrer les arrivants qui avaient vraiment besoin d’aide et de refuser (ou de transférer aux autres agences d’aide sociale) ceux qui souffraient simplement de désorientation. En théorie, il suffisait d’évaluer les symptômes du patient et de rédiger une recommandation. Dans la pratique, son travail incluait beaucoup de conjectures et de décisions douloureuses. Refuser de trop nombreux cas irriterait la police ou les tribunaux, en accepter trop amenait la direction à se plaindre de « surintégration ». Pire, elle évaluait non des abstractions, mais de véritables personnes, blessées, fatiguées, en colère, tristes et parfois violentes, des personnes qui considéraient trop souvent un séjour à State Care comme une espèce de peine de prison, ce qu’il était de fait.
D’où, inévitablement, une certaine tension, un équilibre à maintenir, et à l’intérieur de l’institution elle-même, des câbles invisibles qui vibraient en produisant des notes justes ou fausses. En entrant dans l’aile où elle avait son bureau, Sandra remarqua les coups d’œil en coin de l’infirmière à l’accueil. Un câble qui vibrait. Sur ses gardes, elle s’arrêta devant le dédale de petits casiers en plastique dans lequel le personnel conservait les dossiers en cours. « Pas la peine de chercher celui de Mather, docteur Cole… » lui dit l’infirmière, Wattmore. « C’est le Dr Congreve qui l’a.
— Je ne comprends pas. Le Dr Congreve a pris le dossier d’Orrin Mather ?
— C’est ce que je viens de dire, non ?
— Pourquoi a-t-il fait ça ?