Turk continuait à me lancer des regards gênés – le sang sur mes vêtements, la manière dont je parlais – et j’ai compris qu’il valait mieux lui expliquer sans ménagement. « Ils m’ont extrait mon nœud. Treya était une interprète, d’accord ? Pendant des années, elle a accédé à Allison Pearl comme à une seconde personnalité. Elle me gérait comme un esprit subalterne, si vous voyez ce que je veux dire. Et une grande partie de ses souvenirs comme de sa personnalité a été externalisée sur le Réseau. Nous étions complètement enchevêtrées, Treya et moi, mais le nœud faisait toujours en sorte qu’elle garde le contrôle, sauf que le nœud a disparu, si bien que c’est moi qui domine. Elle a dû me céder une bonne partie de ses biens neuronaux au cours des dix dernières années. Grave erreur, de son point de vue, même si elle pouvait difficilement s’attendre à ce qu’une tribu de Fermiers insurgés la prive de son interface avec le Réseau.
— Excusez-moi, a lentement dit Turk, mais je parle à qui, déjà ?
— À Allison. Je suis Allison Pearl, maintenant.
— Allison, a-t-il répété. Et Treya, elle est quoi, morte ?
— Le Réseau peut toujours la personnifier, s’il veut. Elle est potentielle, mais pas incarnée. » Des termes techniques, grossièrement traduits.
Turk y a réfléchi. « Le futur semble parfois plutôt merdique, comme endroit.
— Si vous pouviez juste accepter que, maintenant, je suis Allison, on pourrait peut-être commencer à essayer de nous tirer de là.
— Vous savez comment y arriver ?
— Le fait est qu’on va mourir si on n’arrive pas à se mettre en sécurité avant que Vox traverse l’Arc.
— Ça risque d’être difficile. Vous avez vu le ciel, avant l’aube ? L’Arc est au zénith, une ligne droite en travers du méridien. Ça veut dire que…
— Je sais. » Ça voulait dire que nous étions dangereusement proches de la traversée.
« Alors à quel endroit serions-nous en sécurité, Allison Pearl, et comment aller à cet endroit ? »
Ayant terminé leur petit déjeuner et rassemblé leurs affaires, les Fermiers allaient se remettre en marche vers Centre-Vox. Deux hommes ont soulevé les brancards de la charrette, nous faisant rouler en tous sens comme des petits pois dans une poêle et compliquant la tenue d’une conversation, mais j’ai dit à Turk ce qu’il lui fallait savoir. Il ne lui restait presque plus rien à apprendre quand nous avons aperçu pour la première fois les ruines de Centre-Vox.
3
Turk apprenait vite, même si les dix mille ans qu’il venait de passer parmi les Hypothétiques ne lui avaient pas enseigné grand-chose… cela n’avait d’ailleurs rien détonnant, puisqu’il ne s’était jamais trouvé en réalité « parmi » eux, même si on parlait traditionnellement des gens ayant traversé l’Arc temporel comme s’ils avaient été en contact avec de vastes puissances hyperintelligentes. Treya croyait qu’il avait passé ces années dans une magnifique communion avec les Hypothétiques, qu’il s’en souvienne ou non, mais à présent que j’étais Allison Pearl, cela ressemblait plutôt à des conneries quasi religieuses. Traverser n’importe lequel des Arcs reliant les Huit Mondes vous mettait tout autant « parmi les Hypothétiques » que Turk. Beaucoup de gens, y compris à mon époque (celle d’Allison) avaient traversé l’Arc de l’océan Indien pour gagner Équatoria, ils avaient donc été enlevés et transportés entre les étoiles par des forces des Hypothétiques. Cela n’en faisait ni des dieux, ni des pseudo-dieux… ni rien du tout, sinon des gens ayant vraiment beaucoup voyagé. Mais le temps est une dimension différente, à ce qu’on dit. Une dimension plus étrange.
Bien entendu, il existait d’autres Arcs temporels dans les Mondes. C’était une construction banale des Hypothétiques. D’après les études géologiques, les Arcs temporels apparaissaient et disparaissaient à peu près tous les dix mille ans. Ils faisaient partie d’une espèce de mécanisme de rétroaction des Hypothétiques chargé de stocker et de distribuer des informations. Mais le premier Arc temporel à engloutir des êtres humains vivants avait surgi dans le désert d’Équatoria et absorbé plusieurs personnes, dont Turk Findley. Aucun autre Arc ne rendrait donc sa cargaison humaine avant celui-là… et il l’avait fait deux semaines plus tôt, exactement au moment prévu.
Turk était par conséquent l’un des premiers à sortir vivant d’un Arc temporel. Mais, ah ! Le nombre de conneries à s’être greffées sur ce simple événement ! C’était un article de foi voxais que les survivants reviendraient transformés, intermédiaires entre les simples humains et les forces qui avaient réalisé l’Anneau des Mondes. Et que ces survivants seraient capables de nous reconduire, par un Arc dysfonctionnel, sur la Vieille Terre.
Treya n’avait jamais remis en cause ce dogme, et peut-être même était-il exact, dans une certaine mesure. Sauf que réussir à regagner la Terre risquait fort d’être un problème plutôt qu’une solution. Car la Terre n’était très vraisemblablement plus habitable.
J’ai raconté une partie de tout cela à Turk. Il m’a demandé si les Voxais n’étaient pas un peu dérangés, à croire à de telles choses. J’ai senti le fantôme de Treya s’offusquer de cette question. « Dérangés comparé à quoi ? Vox fonctionne en communauté depuis des siècles. Il a survécu à de nombreuses batailles. C’est une démocratie limbique modulée par le Réseau, et tous ces trucs sur les Hypothétiques ou la Vieille Terre sont écrits dans le code. Il y a peut-être même une part de vérité là-dedans, je n’en sais rien.
— Mais Vox a des ennemis, a fait remarquer Turk, des ennemis qui ont pris la peine de le bombarder.
— Ils nous auraient achevés, à présent, s’il leur restait quelque chose à nous balancer.
— On va donc traverser l’Arc d’une manière ou d’une autre ?
— Ça peut se terminer de deux manières, ai-je répondu. S’il ne se passe rien, on se retrouvera à dériver sans défense dans l’océan d’Équatoria. Et sans doute envahis et occupés par les bionormatifs, s’ils se ressaisissent.
— Et si nous arrivons bien sur Terre ?
— Il n’y a aucun moyen de le savoir, mais la Terre était à peine habitable quand l’Arc a cessé de fonctionner, il y a environ dix mille ans. Les océans s’abîmaient, avec d’énormes éclosions bactériennes qui libéraient dans l’air d’immenses quantités d’hydrogène sulfuré. Il faut supposer que l’atmosphère est assez toxique pour tuer tout être vivant non protégé. Si bien que ce serait une très mauvaise idée d’être à l’extérieur au moment de la traversée.
— Et où est-ce qu’on trouve protection ?
— Le seul endroit sûr est Centre-Vox. Il peut se fermer hermétiquement et recycler son air. C’est là que vont les Fermiers. Le Réseau et les autres systèmes étant hors service, ils ne peuvent pas compter sur une protection des îles périphériques et veulent se mettre à l’abri à l’intérieur de Centre-Vox avant la traversée. Sauf qu’il n’y a pas assez de place pour toutes les communautés périphériques de l’Archipel. Les Fermiers vont devoir se battre pour entrer. »
4
Au bout d’une autre journée de marche, la milice des Fermiers s’est arrêtée pour la nuit. Choï Creuseur a baissé le hayon, a poussé vers nous deux bols de gruau vert et nous a délié les mains pour que nous puissions manger. Turk s’est levé pour la première fois de la journée. Il s’est frotté les poignets et les jambes, puis s’est appuyé à la paroi de la charrette en tournant la tête pour voir où nous étions. C’est à ce moment-là qu’il a vu Centre-Vox pour la première fois.