Son visage a eu une expression intéressante, mélange de respect, de crainte et d’admiration.
Centre-Vox était en grande partie souterrain, mais sa partie visible était plutôt impressionnante. Les Fermiers avaient campé à l’abri d’une petite colline, d’où Centre-Vox ressemblait à une boîte à bijoux abandonnée par un dieu dépensier. Ses murailles défensives hautes de huit cents mètres étaient la boîte, les centaines de tours à facettes encore debout les bijoux : points de communication et de distribution d’énergie, surfaces collectrices de lumières, quais aériens, résidences des managers. Pour Turk, j’imagine que cela semblait très tape-à-l’œil, mais je savais (car Treya l’avait su) que le moindre matériel et la moindre surface servaient à quelque chose : les façades noires ou blanches à absorber ou à irradier la chaleur, les panneaux bleu-vert à la photosynthèse, les fenêtres rubis ou indigo cendré à bloquer ou à accroître des fréquences précises de la lumière visible. Le soleil couchant donnait à tout cela un lustre doux et séduisant.
Du moins aux parties intactes. Il restait assez de Treya en moi pour se désoler des dégâts.
L’essentiel de ce que je reconnaissais comme le quadrant tribord avait disparu. C’était de mauvaises nouvelles, car certaines des infrastructures indispensables de Centre-Vox se situaient sous cette portion de la ville visible. Vox était connecté de manière complexe et avait subi par le passé d’importants dommages sans aucune perte de fonctionnalités. Mais même le réseau le plus décentralisé tombe en panne si on le prive de trop de connectivité, ce qui avait dû se produire quand la bombe atomique avait pénétré nos défenses. C’était comme si le cerveau de Vox avait souffert d’une énorme attaque, les dégâts se répandant et se combinant jusqu’à ce que tout l’organisme ne fonctionne plus. Des traînées de fumée flottaient encore au-dessus du point d’impact. Les Fermiers auraient probablement pu entrer par une brèche ouverte dans la muraille tribord de la ville, sans les décombres radioactifs et encore fumants qui barraient le passage.
Treya avait toujours vécu dans cette ville et son sentiment d’horreur a grandi en moi jusqu’à ce que j’aie les larmes aux yeux.
« Parlez-moi de ceux qui ont fait ça », a dit Turk une fois certain que Choï Creuseur ne pouvait pas nous entendre.
« Ceux qui ont construit la ville, ou ceux qui l’ont bombardée ?
— Ceux qui l’ont bombardée.
— Une alliance de démocraties corticales et de bionormatifs radicaux bien décidée à ne pas nous laisser traverser l’Arc. De peur qu’on ne provoque une espèce de fin du monde en attirant l’attention des Hypothétiques.
— Vous pensez que ça pourrait arriver ? »
C’était une hypothèse que Treya n’aurait jamais envisagée. Treya avait été une bonne citoyenne voxaise, joyeusement convaincue de la bienveillance des Hypothétiques et de la possibilité pour les humains d’espérer établir des rapports avec eux. Mais en tant qu’Allison, je pouvais me montrer sceptique. « Je ne sais pas, à vrai dire.
— Tôt ou tard, il va falloir choisir notre camp dans un de ces combats. »
Ce serait un luxe, ai-je pensé, que de pouvoir le choisir.
Mais la question ne se posait pas pour le moment. Nous avons mangé l’infâme magma vert pois qu’on nous avait donné, puis nous nous sommes levés afin de donner un dernier coup d’œil aux alentours avant que Choï Creuseur revienne nous ligoter pour la nuit. Le ciel s’était assombri et le sommet de l’Arc scintillait presque juste au-dessus de nous. Centre-Vox lui-même s’était rempli d’ombres.
Il n’y avait rien de plus triste, à mes yeux, que cette obscurité dans Centre-Vox. Toute ma vie (toute celle de Treya), l’endroit avait resplendi de lumière. Elle en sortait comme d’une magnifique passoire. Elle était le battement de son cœur. Et voilà qu’elle avait disparu. Il n’en restait pas même un scintillement.
Si les Fermiers comptaient attaquer, il ne fallait pas qu’ils tardent. D’ici là, Turk et moi ne pouvions que regarder le ciel, où l’inquiétante position de l’Arc indiquait manifestement que nous nous trouvions à un moment critique du passage. L’Archipel Vox était assez grand pour avoir déjà franchi en partie le milieu de l’Arc. Mais cela n’avait pas d’importance… Si Vox passait sur Terre, ce serait tout entier et au même instant ou pas du tout. Un Arc, et cette vérité était établie depuis de nombreux siècles, ressemblait davantage à un filtre intelligent qu’à une porte. À l’époque où celui-ci fonctionnait, il savait distinguer un oiseau en vol d’un bateau sur l’eau, et faire passer l’embarcation sur Équatoria tout en laissant l’oiseau sur Terre. Ce n’était pas une décision facile. L’Arc savait à l’époque identifier les êtres humains ainsi que leurs œuvres et ignorer les innombrables autres créatures vivantes qui habitaient (ou habitaient alors) l’un ou l’autre des deux mondes. Bref, traverser un Arc ne relevait pas d’un processus mécaniste. L’Arc vous examinait et vous évaluait, puis vous acceptait ou vous rejetait.
Le résultat le plus probable était que nous ne serions pas admis du tout sur la Vieille Terre. Mais l’autre possibilité m’effrayait davantage. Avant même que l’Arc cesse de fonctionner, la Terre avait tellement changé que Turk ne l’aurait pas reconnue. Les derniers réfugiés des villes polaires avaient décrit des modifications drastiques de la chemocline océanique, avec, au large, des zones mortes irrémédiablement eutrophiées desquelles se dégageait du H2S, tandis que des extinctions massives et brutales se produisaient sur les continents desséchés.
J’ai fermé les yeux pour m’enfoncer dans la semi-conscience ahurie qui passe pour le sommeil quand on est épuisé, qu’on a faim et qu’on souffre. Je rouvrais les yeux à intervalles réguliers pour regarder Turk allongé dans l’ombre, les bras attachés dans le dos. Il ne ressemblait pas du tout à l’idée que Treya s’était faite d’un émissaire des Hypothétiques. Il ressemblait exactement à ce qu’il était, quelqu’un sans racines et incapable de se fixer, quelqu’un qui avait laissé sa jeunesse derrière lui, quelqu’un d’usé à un point presque insupportable.
J’ai pensé qu’il rêvait, car il gémissait de temps en temps.
J’ai peut-être rêvé aussi.
J’ai été tirée du sommeil, toujours au creux de cette longue nuit, par un bruit si fort qu’il a tranché comme un couteau dans l’obscurité. Un hululement caverneux, continu et inhumain, mais familier, si familier… Abasourdie, je ne l’ai pas reconnu tout de suite, puis j’ai ressenti quelque chose que je n’avais plus connu depuis plusieurs jours : l’espoir.
J’ai donné un coup de pied à Turk pour le réveiller. Il a ouvert les yeux et roulé sur le dos en clignant des paupières.
« Écoutez ! ai-je dit. Vous savez ce que c’est ? C’est l’alerte, Turk, l’appel, le venez-à-l’abri. » J’avais du mal à traduire les termes voxais en vieil anglais. « C’est cette putain de sirène d’attaque aérienne ! »
Le hurlement était diffusé depuis les plus hautes tours de Centre-Vox. Il signalait d’aller entre les murailles, il prévenait d’une attaque imminente, ce qu’elle était sûrement. Mais plus important, si Centre-Vox était capable d’actionner la sirène, il avait dû retrouver au moins une partie de ses sources d’énergie.