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Centre-Vox était vivant !

« Ça veut dire quoi ? » a demandé Turk, pas encore tout à fait réveillé.

« Que nous avons une chance de nous sortir de là ! » En me tortillant tant et plus, j’ai réussi à me lever pour regarder. Il n’y avait toujours que très peu de lumières dans Centre-Vox, mais à l’instant même où je m’en apercevais, le faisceau d’un projecteur a surgi de la tour de guet la plus proche pour balayer les prairies dénudées, illuminant les Fermiers qui éteignaient leurs feux et s’équipaient en toute hâte pour le combat. D’autres lumières sont ensuite apparues : tour après tour et quartier après quartier, Centre-Vox a commencé à s’extraire des ténèbres. Des lumières plus petites, comme des lucioles, se sont éparpillées à partir des aérodromes en hauteur : des avions, armés et mortels.

Cela m’a donné le vertige. Je me suis surprise à crier dans le bruit : On est là ! Venez nous chercher ! ou quelque chose d’aussi stupide. Les anciennes loyautés de Treya jaillissaient par ma gorge.

Les armes sont alors passées à l’action et les Fermiers ont commencé à mourir.

5

Sandra et Bose

Sandra se réserva deux heures pour déjeuner, réallouant ingénieusement le créneau dévolu jusqu’à présent à sa nouvelle consultation avec Orrin Mather. Le restaurant où elle avait rendez-vous avec Bose était bondé d’employés du grossiste en moquettes établi de l’autre côté de la route, mais la table qu’elle s’appropria se trouvait un peu à l’écart et plus ou moins protégée du bruit par une haie de ficus en plastique. C’était assez tranquille pour permettre une conversation. Bose eut un hochement de tête approbateur en arrivant.

Il ne portait pas son uniforme. Il a meilleure allure en civil, se dit Sandra. Jeans, chemise blanche qui mettait son teint en valeur. Elle lui demanda s’il était de service ce jour-là.

Il répondit par l’affirmative. « Mais je ne m’habille pas toujours en flic. Je travaille pour la division vols et homicides.

— Vraiment ?

— C’est moins impressionnant que ça en a l’air. La police de Houston a été réorganisée de fond en comble après le Spin, avec des services démontés et remontés comme des briques de Lego. Je ne suis pas inspecteur. Je fais juste du travail de bourrin. Je suis assez nouveau dans la division.

— Comment ça vous a mis en rapport avec Orrin Mather, alors ? »

Il fronça les sourcils. « Je vais vous expliquer, mais on peut parler du document, d’abord ?

— Je remarque que vous parlez du “document”. Et pas du “document d’Orrin”. Si je comprends bien, vous ne croyez pas que c’est lui qui l’a écrit.

— Je n’ai pas dit ça.

— Vous voulez connaître mon opinion avant de me donner la vôtre, autrement dit. Très bien, commençons par les évidences. Les pages que vous m’avez envoyées semblent constituer un roman d’aventures situé dans le futur. Le vocabulaire est largement plus riche que tout ce que j’ai entendu sortir de la bouche d’Orrin. L’histoire n’est pas particulièrement complexe, mais montre une compréhension plus nuancée du comportement humain que tout ce dont a pu faire preuve Orrin durant le peu de temps où j’ai discuté avec lui. Et à moins que la transcription ait été corrigée, la grammaire et la ponctuation dépassent nettement les capacités verbales d’Orrin. »

Bose hocha la tête. « Mais vous continuez à réserver votre jugement ? »

Elle réfléchit avant de répondre. « Jusqu’à un certain point, oui.

— Pourquoi ?

— Pour deux raisons. La première est circonstancielle. Il paraît évident qu’Orrin n’est pas l’auteur, mais dans ce cas, pourquoi rechigne-t-il à en parler, et pourquoi voulez-vous savoir ce que j’en pense ? La seconde est professionnelle. J’ai discuté avec beaucoup de personnes souffrant de divers troubles de la personnalité et j’ai appris à ne pas me fier à mes premières impressions. Les psychopathes peuvent se montrer charmants et les paranoïaques sembler agréablement raisonnables. Le comportement particulier d’Orrin pourrait être un réflexe acquis, voire un subterfuge délibéré. Il veut peut-être se faire passer pour moins intelligent qu’il l’est. »

Bose lui adressa alors un étrange sourire, agaçant d’ambiguïté. « Bien. Excellent. Et le texte lui-même ? Vous en pensez quoi ?

— Je ne me prétends pas critique littéraire. Mais en le considérant comme la production d’un patient, je ne peux m’empêcher de remarquer qu’il parle beaucoup d’identité, et même d’identités mélangées. Il y a deux narrateurs à la première personne, voire trois, puisque la fille n’arrive pas à décider qui elle est vraiment. Et même le narrateur masculin est quasiment dépouillé de son passé. En dehors des personnages, il y a cet intérêt grandiloquent pour les Hypothétiques et pour la possibilité d’interagir avec eux. Dans la vraie vie, quand les gens affirment parler aux Hypothétiques, c’est un marqueur de diagnostic de schizophrénie.

— Vous voulez dire qu’Orrin, si c’est lui qui a écrit ça, pourrait être schizophrène ?

— Non, pas du tout : je dis juste qu’il est possible de lire le document de cette manière. En fait, ma première impression sur Orrin est qu’il pourrait se trouver quelque part dans le spectre autistique. Ce qui me donne une raison supplémentaire de ne pas écarter complètement la possibilité qu’il soit l’auteur de ce texte. Les autistes de haut niveau sont souvent éloquents et précis à l’écrit, malgré leurs graves inhibitions dans les interactions sociales.

— D’accord, dit Bose d’un ton songeur. Bien, ça m’est utile. »

On leur apporta leur repas. Bose avait commandé un club sandwich et des frites. Sandra trouva fiasque et décevante sa salade composée au bacon et au poulet, aussi ralentit-elle au bout de quelques bouchées. Elle attendit que Bose dise quelque chose de plus instructif que « d’accord ».

Il essuya un peu de mayonnaise sur sa lèvre supérieure. « Ça me plaît, ce que vous avez dit. Ça tient debout. Ce n’est pas du jargon psychiatrique.

— Super. Merci. Mais… donnant donnant. Vous me devez une explication.

— Je voudrais d’abord vous remettre ça. » Il poussa une enveloppe en papier kraft dans sa direction. « C’est un autre épisode du document. Pas une transcription, cette fois : une photocopie de l’original. Un peu difficile à lire, mais plus révélateur, peut-être. »

L’enveloppe était d’une épaisseur abominable. Non que Sandra avait envie de la refuser, sa curiosité professionnelle ayant été piquée. Ce qui lui déplaisait, c’était que Bose rechigne encore à lui dire ce qu’il attendait d’elle. « Merci, mais…

— Nous pourrons en discuter plus tranquillement une autre fois. Ce soir, peut-être ? Si vous êtes libre ?

— Je suis libre, là. Je n’ai pas encore terminé ma salade. »

Bose baissa la voix. « Le problème, c’est qu’on nous observe.

— Pardon ?

— La femme dans le box derrière les plantes en plastique. »

Sandra pencha la tête et faillit éclater de rire. « Oh mon Dieu ! » Puis, à voix basse, elle aussi : « C’est Mme Wattmore. Une infirmière du State Care.

— Elle vous a suivie ici ?

— C’est une fouineuse invétérée, mais ça ne peut être qu’une coïncidence.

— Eh bien, notre conversation l’intéresse beaucoup. » Il mima quelqu’un en train de tendre l’oreille.