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« Typique d’elle…

— Donc… ce soir ? »

On peut aussi changer de table, se dit Sandra. Ou simplement parler à voix basse. Elle ne le suggéra pas pour autant, car peut-être Bose se servait-il de ce prétexte pour la revoir. Ce qu’elle ne savait pas trop comment interpréter : Bose était-il un collègue, un collaborateur, un ami potentiel, voire (comme le soupçonnait à coup sûr Mme Wattmore) un amant potentiel ? La situation était ambiguë. Et peut-être excitante, du coup. Sandra n’avait pas eu de liaison depuis qu’elle avait rompu avec Andy Beauton, un collègue médecin du State Care victime l’année précédente de la réduction d’effectifs. Depuis, son travail l’avait complètement accaparée. « D’accord. Ce soir. » Elle fut rassurée par le sourire qu’il lui adressa. « Mais il me reste une heure de pause-déjeuner.

— Parlons d’autre chose, alors. »

D’eux, en l’occurrence.

Chacun soumit l’histoire de sa vie à l’examen de son interlocuteur. Bose : né à Mumbai durant le mariage malheureux de sa mère avec un ingénieur éolien indien, il y avait vécu jusqu’à l’âge de cinq ans. (Ce qui expliquait son soupçon d’accent et ses manières, plus raffinées d’un rien que la moyenne au Texas.) Revenu à Houston au moment d’entrer en école primaire et imprégné par la suite de ce qu’il appelait « le sentiment aigu d’injustice » de sa mère, il avait été en fin de compte accepté à l’école de police à une époque où les forces de l’ordre de Houston embauchaient à tour de bras. Il se raconta avec un sens de l’humour que Sandra trouva inhabituel chez un flic. À moins qu’elle n’ait jamais croisé les bons. En retour, elle lui livra le résumé – pour être honnête, la version expurgée avec soin – de Sandra Cole : sa famille à Boston, la fac de médecine, son travail au State Care. Quand Bose l’interrogea sur les raisons de son choix de carrière, elle mentionna un désir d’aider les gens, mais ni le suicide de son père ni ce qui était arrivé à son frère Kyle.

La conversation évolua vers des banalités tandis qu’ils traînaient sur leur café, et quand elle quitta le restaurant, Sandra ne savait pas davantage si elle devait considérer leur repas comme un échange professionnel ou un rendez-vous au cours duquel un garçon et une fille se jaugeaient l’un l’autre. Ni laquelle de ces deux possibilités elle préférerait. Elle trouvait Bose attirant, au moins en apparence. Pas seulement à cause de ses yeux bleus et de sa peau couleur teck. C’était sa manière de parler, comme s’il s’exprimait depuis un endroit calme et tranquillement raisonnable tout au fond de lui. Et il semblait tout aussi intéressé par elle, si elle ne se trompait pas. Mais quand même… avait-elle besoin de ça dans sa vie ?

Sans compter les inévitables ragots que cela provoquerait dans l’univers social desséché du personnel du State Care. Retournée travailler une demi-heure auparavant, Wattmore avait eu le temps de faire savoir que Sandra déjeunait avec un flic. Sandra eut le droit à des regards entendus et des petits sourires de la part des infirmières de la réception. Pas de chance, mais Wattmore était une force de la nature aussi irrésistible que les marées.

Bien entendu, les ragots n’allaient pas toujours dans la même direction. Sandra savait que Mme Wattmore, veuve de quarante-quatre ans, avait couché avec trois des quatre chefs de service précédents. « Cette femme vit dans une maison de verre[1], avait confié à Sandra une infirmière croisée à la cafétéria du personnel. Vous savez quoi ? Ces derniers temps, elle prenait ses pauses avec le Dr Congreve. »

Sandra se dépêcha de gagner son bureau, dont elle referma la porte. Elle avait deux synthèses de cas à écrire. Elle jeta un coup d’œil coupable aux dossiers et les écarta pour sortir de son sac l’enveloppe remise par Bose. Elle en tira des pages recouvertes d’une écriture serrée qu’elle se mit à lire.

Elle débordait de nouvelles questions quand elle revit Bose ce soir-là.

Il avait lui-même choisi le restaurant, cette fois, un pub à thème dans le nord de la ville, hachis parmentier, Guinness et serviette en papier vert au gaufrage de harpes. Il l’attendait quand elle arriva. Elle fut surprise de trouver une autre femme à sa table.

L’inconnue était extrêmement maigre et portait une robe bleue à fleurs ni neuve, ni en bon état. Elle semblait à la fois nerveuse et en colère et regarda d’un air méfiant Sandra approcher de leur table.

Bose se leva en toute hâte. « Sandra, j’aimerais vous présenter Ariel Mather, la sœur d’Orrin. »

6

Récit de Turk Findley

1

À certains moments de ma captivité, je n’ai pas trop su si je voulais vivre ou mourir. Si ma vie avait eu jusque-là le moindre sens, la moindre signification, depuis l’acte impardonnable qui m’avait fait quitter Houston bien des années auparavant jusqu’à mon réveil dans le désert d’Équatoria, je ne voyais pas lesquels. Mais le stupide instinct de survie a fait à cet instant-là un retour fracassant. En voyant des nuées d’avions voxais se lancer dans un massacre systématique des Fermiers rebelles, je n’ai plus voulu qu’une chose : trouver un abri.

2

Dans notre charrette à flanc de colline, nous avons vu la plaine dénudée qui entourait Centre-Vox devenir le décor d’une apocalypse. Les armées des Fermiers avaient commencé à battre en retraite dès qu’elles avaient entendu les sirènes. Quand elles se sont aperçues que les avions approchaient, elles ont aussitôt lâché leurs piques de fortune et rompu la formation, mais les appareils de guerre voxais ont continué impitoyablement, passant comme des oiseaux de proie au-dessus des rangs de leurs ennemis. Ils se servaient d’une arme que je ne connaissais pas : elle projetait de puissants fronts d’onde qui parcouraient le paysage avant de disparaître comme des éclairs d’été en laissant dans leur sillage des corps carbonisés et des élévations coniques de terrain fumant. Cela produisait un bruit d’expiration sismique, assez puissant pour que je le sente dans ma cage thoracique. Les sirènes de guerre continuaient à gémir comme des géants en deuil.

Un court instant, il a semblé que nous pourrions être en sécurité sur cette colline, puis un des avions a viré à proximité, comme s’il venait de nous repérer, tandis que le vent nous apportait la puanteur de la fumée et de la chair brûlée. Nos gardes s’étaient volatilisés, ils couraient vers les bois, à l’exception de Choï Creuseur qui semblait paralysé. J’ai croisé son regard. Il était manifestement terrifié. J’ai tendu mes mains liées vers lui en espérant qu’il comprendrait mon geste : Ne nous laissez pas ficelés comme des cochons dans un abattoir. Allison a ajouté une courte supplique en voxais, à peine audible dans le vacarme général.

Choï Creuseur a tourné le dos.

« Détache-nous, putain de froussard ! » lui ai-je crié, et même s’il ne comprenait sûrement pas l’anglais, il est revenu vers nous, le regard mauvais malgré sa peur. Il a défait le loquet du hayon et coupé nos liens en deux rapides coups de couteau, d’abord ceux d’Allison, puis les miens. La lame a mordu dans mon poignet mais je m’en fichais. Je me sentais lâchement reconnaissant.

Allison a marmonné un mot voxais qui signifiait peut-être « merci ». Je ne saurais pas traduire la réponse du Fermier, mais son ton était clairement du style « allez au diable ».

En bas, sur la plaine, le carnage se poursuivait. L’odeur infecte de la chair humaine en train de frire s’intensifiait à en donner la nausée. Choï Creuseur a imité ses amis qui se précipitaient vers les arbres, mais s’est arrêté net quand une ombre a masqué les lumières de Centre-Vox au loin : un des appareils voxais nous survolait lentement à basse altitude. Il y a soudain eu de la lumière tout autour de nous, si brillante que l’air lui-même a semblé blanchi à la chaux. Une voix amplifiée a lancé en voxais des ordres incompréhensibles. « Restez tranquille, a dit Allison en posant la main sur mon bras. Ne bougez pas. »

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1

Allusion au proverbe : « Qui vit dans une maison de verre ne doit pas lancer de pierres. » (Toutes les notes sont du traducteur.)