— Juste ma sœur Ariel, à Raleigh.
— La police l’a contactée ?
— Y paraît, m’dame. D’après l’agent Bose, elle arrive en bus pour me chercher. Ça prend du temps, en bus. Et bien sûr, il fait chaud, à cette époque de l’année. Ariel n’aime pas quand il fait chaud. »
Il faudrait que Sandra en parle avec Bose. Quand un membre de la famille acceptait d’en prendre la responsabilité, il ne servait en général à rien qu’un vagabond aboutisse au State Care. Le rapport d’arrestation ne faisait état d’aucune violence de la part d’Orrin, qui comprenait visiblement dans quelle situation il se trouvait et ne semblait pas délirant. Du moins pour le moment. Même si Sandra trouvait qu’il avait bel et bien quelque chose d’étrange (observation qui manquait de professionnalisme et ne figurerait pas dans ses notes).
Elle commença par l’interrogatoire standard tiré du Manuel Diagnostique et Statistique. Connaissait-il la date du jour et caetera. La plupart de ses réponses furent directes et cohérentes. Mais quand elle lui demanda s’il entendait des voix, Orrin hésita. « J’imagine que non, finit-il par répondre.
— Vous en êtes sûr ? Vous pouvez en parler. Si vous avez un problème, nous voulons vous aider à le résoudre. »
Il hocha la tête d’un air grave. « Je sais bien. Mais c’est une question difficile. J’entends pas de voix, m’dame, pas exactement… mais des fois, j’écris des choses.
— Quel genre de choses ?
— Des trucs que je ne comprends pas toujours. »
Le point d’accès se trouvait donc là.
Sandra ajouta une note dans le fichier d’Orrin en vue d’une exploration ultérieure – illusions possibles, écrites – et sourit à Orrin, que le sujet angoissait visiblement. « Eh bien, c’est tout pour le moment. » Il s’était écoulé une demi-heure. « Nous aurons bientôt une nouvelle discussion. Je vais demander à un aide-soignant de vous accompagner à la chambre que vous occuperez ces prochains jours.
— Je suis sûr qu’elle est très jolie. »
Comparée aux ruelles de Houston, c’était possible. « Certains ont du mal, ici, le premier jour, mais croyez-moi, c’est moins dur que ça en a l’air. Le dîner est servi à dix-huit heures au réfectoire. »
Orrin eut l’air d’hésiter. « C’est comme une cafétéria ?
— Oui.
— Je peux vous demander si c’est bruyant ? J’aime pas le bruit quand je mange. »
Le réfectoire des patients était un zoo dans lequel régnait en général un bruit de zoo, mais le personnel s’assurait que personne n’y courait de danger. Sensibilité au bruit, ajouta Sandra à ses notes. « Il peut arriver qu’il y en ait un peu, oui. Vous pensez pouvoir le supporter ? »
Il la regarda d’un air abattu mais hocha la tête. « J’essaierai. Merci de m’avoir averti. Je vous en suis reconnaissant. »
Une âme perdue supplémentaire, plus fragile et moins combative que la plupart. Sandra espéra qu’une semaine au State Care ferait davantage de bien que de mal à Orrin Mather. Mais elle n’aurait pas parié dessus.
À sa grande surprise, le policier attendait encore quand elle ressortit de la salle d’entretien. D’ordinaire, les flics repartaient dès qu’ils avaient déposé quelqu’un. Le State Care avait débuté son existence institutionnelle pour soulager le système pénitentiaire surchargé durant les pires années du Spin et d’après. Cette urgence avait pris fin un quart de siècle plus tôt, mais le State Care servait encore de dépotoir pour les petits délinquants manifestement dérangés. C’était pratique pour la police, moins pour le State Care qui souffrait d’un manque de moyens financiers et humains. Il n’y avait presque aucun suivi de la part des forces de l’ordre. En ce qui les concernait, transférer la personne appréhendée revenait à classer l’affaire… ou pire, à tirer la chasse.
L’uniforme de Bose était impeccable, malgré la chaleur. Le policier commença à lui demander ce qu’elle pensait d’Orrin Mather, mais l’heure du déjeuner étant passée, et Sandra ayant un après-midi chargé, elle l’invita à la cafétéria… celle du personnel, pas le réfectoire des patients qui paraîtrait presque certainement pénible à Orrin Mather.
Elle prit son menu habituel du lundi, soupe et salade, et patienta le temps que Bose fasse de même. Il était assez tard pour qu’ils trouvent sans mal une table libre. « Je veux suivre le cas Orrin, annonça Bose.
— Celle-là, on ne me l’avait jamais faite.
— Pardon ?
— De manière générale, la police de Houston cesse de se sentir concernée par les gens qu’elle nous amène.
— J’imagine. Mais dans le cas d’Orrin, il reste quelques questions sans réponses. »
Elle remarqua qu’il parlait d’« Orrin » et non « du prisonnier » ou « du patient ». De toute évidence, l’agent Bose s’intéressait personnellement à lui. « Je ne vois rien de vraiment inhabituel dans son dossier.
— Son nom est apparu dans une autre affaire. Je ne peux pas vous donner de détails, mais je voulais vous demander… il a parlé de ce qu’il écrivait ? »
L’intérêt de Sandra s’accrut d’un cran. « Très brièvement.
— Quand on l’a arrêté, Orrin s’agrippait à un cartable en cuir qui contenait une dizaine de carnets lignés, tous remplis du début à la fin de son écriture. C’est ce qu’il défendait quand il s’est fait agresser. Orrin est coopératif, globalement, mais on a eu du mal à lui enlever ses carnets. Il a fallu le rassurer en lui promettant qu’on les mettait en sécurité et qu’on les lui rendrait aussitôt son cas résolu.
— Et vous l’avez fait ? Vous les lui avez rendus, je veux dire ?
— Pas encore, non.
— Parce que si Orrin se soucie autant de ces carnets, ils pourraient m’être utiles dans mon évaluation.
— Je comprends bien, docteur Cole. C’est pour ça que je voulais vous parler. Mais il se trouve que leur contenu concerne une autre affaire sur laquelle nous enquêtons. Je les fais transcrire, mais ça prend du temps… Orrin n’écrit pas très lisiblement.
— Je peux voir ces transcriptions ?
— Je suis venu pour vous le suggérer. Mais j’ai besoin de vous demander un service en échange. Tant que vous n’aurez pas lu le document en entier, pouvons-nous faire en sorte que tout ça reste en dehors des canaux officiels ? »
C’était une demande inhabituelle et Sandra hésita avant de répondre. « Je ne suis pas sûre de voir ce que vous voulez dire par “canaux officiels”. Toute observation pertinente figurera dans l’évaluation d’Orrin. Ce n’est pas négociable.
— Vous pouvez faire toutes les observations que vous voulez, du moment que vous ne copiez ni ne citez directement rien de ce qui figure dans les carnets. Juste le temps que nous réglions certains points en suspens.
— Je n’ai Orrin que pour sept jours, agent Bose. Dans une semaine, il faudra que je fasse une recommandation. » Une recommandation qui changerait radicalement la vie d’Orrin, n’ajouta-t-elle pas.
« Je comprends, et je n’essaye pas de me mêler de votre travail. C’est votre évaluation qui m’intéresse. Ce que j’aimerais obtenir de vous, de manière informelle, c’est votre opinion sur ce qu’Orrin a écrit. Et plus précisément sur la fiabilité de ce qu’il a écrit. »
Sandra commençait enfin à comprendre. Les carnets d’Orrin contenaient quelque chose susceptible de servir de preuve dans une affaire en cours et Bose avait besoin de savoir jusqu’à quel point on pouvait faire confiance à ce document (ou à son auteur). « Si vous me demandez de témoigner dans un procès…