— A-t-il dit où il travaillait, ici à Houston ?
— Pas que je me souvienne.
— Il n’a pas parlé d’un entrepôt ? D’un homme du nom de Findley ?
— Pas du tout. C’est important ?
— Sans doute que non. Merci encore, Ariel. »
Bose lui dit qu’il l’appellerait le lendemain pour la tenir au courant. Elle se leva et, se poussant du menton, gagna la porte du restaurant.
« Eh bien ? demanda Bose. Qu’est-ce que vous en pensez ? »
Sandra secoua la tête avec fermeté. « Oh non. Non. Vous n’obtiendrez rien d’autre de moi avant d’avoir vous-même répondu à une ou deux questions.
— J’imagine que c’est justifié. Écoutez, je n’ai pas de voiture pour rentrer, je suis venu en taxi avec Ariel. Je peux vous demander de me raccompagner ?
— Je pense, oui… Mais si vous me racontez encore des conneries, Bose, je vous jure que je vous abandonne au bord de la route.
— Marché conclu », dit-il.
Il se trouvait qu’il habitait dans une nouvelle cité à l’écart de West Belt, d’où un trajet assez long et qui n’arrangeait pas du tout Sandra, mais elle ne dit rien : cela lui donnait le temps de rassembler ses pensées. Installé les mains sur les genoux à côté d’elle, Bose patienta, tranquillement attentif tandis qu’elle s’insérait dans la circulation. C’était une autre de ces nuits à la chaleur impitoyable. La climatisation de l’automobile luttait vaillamment.
« Manifestement, ce n’est pas un travail de police ordinaire, dit-elle.
— Ah bon ?
— Eh bien, je ne m’y connais pas vraiment. Mais l’intérêt que vous portez à Orrin paraissait déjà inhabituel quand vous l’avez amené au State Care. Et je vous ai vu glisser de l’argent à Ariel pour le taxi… Il ne vous faut pas une espèce de reçu ? Vous ne devriez pas l’interroger au poste, d’ailleurs ?
— Au poste ?
— Dans les locaux de la police ou je ne sais quoi. Les flics des films disent toujours “au poste”.
— Oh. Ce poste-là. »
Elle se sentit rougir, mais s’obstina. « Autre chose. Au State Care, on discute tous les jours avec des patients amenés par la police. La plupart sont beaucoup moins dociles qu’Orrin, mais il y en a de tout aussi effrayés et vulnérables que lui. Professionnellement, je dois me comporter en clinicienne avec les uns comme avec les autres. Les flics qui nous les remettent, par contre… pour eux, c’est la fin d’une corvée nécessaire. Ils ne s’intéressent pas le moins du monde aux gens qu’ils nous amènent. Aucun flic ne demande ensuite de leurs nouvelles, sauf quand c’est juridiquement nécessaire. Jusqu’à votre arrivée. Vous vous êtes comporté comme si vous vous souciez d’Orrin. Alors expliquez-moi ça, avant qu’on parle de ce qu’il a écrit ou de ce que je pense de sa sœur. Dites-moi ce qu’il y a en jeu pour vous dans toute cette histoire.
— Peut-être que je l’aime bien. Ou que je pense qu’on le fait agir contre sa volonté.
— Qui “on” ?
— Je ne sais pas trop. Et je n’ai pas été complètement sincère avec vous parce que je ne veux pas vous impliquer dans quelque chose de potentiellement dangereux.
— Je prends bonne note de votre galanterie, mais je suis déjà impliquée.
— Si on le gère mal, vous pourriez perdre votre travail. »
Sandra ne put s’empêcher de rire. « Depuis un an, il ne se passe pas une journée sans que j’espère plus ou moins me faire licencier. Tous les hôpitaux du pays ont mon CV. » Ce qui était vrai.
« Pas d’amateurs ? »
Aucun. « Pas pour le moment. »
Bose baissa les yeux sur la route dans la nuit caniculaire. « Eh bien, vous avez raison. Ce n’est pas un travail de police comme les autres. »
Le Spin avait été une époque difficile pour la police et les forces de sécurité du monde entier… surtout l’effrayant final, avec la réapparition des étoiles dans le ciel nocturne et le soleil, qui avait vieilli de quatre milliards d’années en cinq ans, en train de traverser le méridien comme un étendard sanglant de l’apocalypse. Cela avait ressemblé à la fin du monde. Beaucoup de policiers avaient abandonné leur poste pour passer leurs dernières heures en famille. Et quand il était devenu évident que ce n’était pas la fin du monde, que les Hypothétiques réduiraient à un niveau supportable les radiations atteignant la Terre et lui assureraient ainsi un avenir au moins temporaire, une grande partie de ces déserteurs étaient restés chez eux malgré l’amnistie générale. Les vies avaient changé à un point méconnaissable, un point de non-retour.
On recruta de nouveaux agents, certains ne possédant que des compétences minimes. Bose entra dans la police deux décennies plus tard, à une époque où beaucoup de ces recrues aux compétences limitées avaient pris des responsabilités. Il se retrouva dans un bureau de la police de Houston perclus de conflits internes et de rivalités générationnelles. Sa propre carrière, pour ce qu’elle valait, progressa à une allure d’escargot.
Le problème, raconta-t-il à Sandra, consistait en une corruption endémique, issue des années où le vice avait dépensé sans compter et où la vertu s’était mise à mendier. Le flux de pétrole en provenance d’Équatoria n’avait fait qu’aggraver la situation. En surface, Houston était une ville plutôt propre : sa police arrivait à réprimer les atteintes à la propriété ainsi que la petite délinquance. Et si, sous cet aspect poli, un fleuve de biens illicites et d’espèces illégales coulait sans entraves, eh bien, il revenait aux forces de l’ordre de faire en sorte que personne ne s’y intéresse de trop près.
Bose avait pris soin de ne pas trop approcher du côté louche. Il s’était porté volontaire pour la basse besogne plutôt que d’accepter des missions douteuses, avait même refusé des propositions de promotion. Aussi considérait-on qu’il manquait d’imagination, voire, d’une certaine manière, d’intelligence. Mais comme il ne portait jamais aucun jugement sur ses collègues, on le pensait également utile, on voyait en lui un agent dont l’obstination à s’occuper de futilités permettait à de plus ambitieux que lui d’accéder à un travail plus lucratif.
« Bref, vous gardez les mains propres », dit Sandra sur le ton de l’observation, mais sans paraître approuver.
« Jusqu’à un certain point. Je ne suis pas un saint.
— Vous auriez pu contacter une, euh, autorité supérieure, dévoiler cette corruption… »
Il sourit. « Sans vouloir vous vexer, non, impossible. Dans cette ville, l’argent et le pouvoir marchent main dans la main. Les autorités supérieures sont les plus mouillées. Prenez à droite au carrefour. Mon immeuble est le deuxième à gauche après le feu. Si vous voulez entendre le reste de l’histoire, vous pouvez monter chez moi. Je ne reçois pas beaucoup, mais je dois pouvoir vous dénicher une bouteille de vin. » Cette fois, il avait presque l’air penaud. « Si ça vous intéresse. »
Elle accepta. Et pas seulement par curiosité. Ou plutôt, pas seulement par curiosité pour Orrin Mather et la police de Houston. Jefferson Bose lui-même l’intriguait de plus en plus.
Il n’était à l’évidence pas amateur de vin. Il sortit une bouteille poussiéreuse de syrah de sous-marque, sans doute un cadeau longtemps oublié dans un placard de la cuisine. Sandra lui dit que la bière irait très bien. Le réfrigérateur de Bose ne manquait pas de Corona.