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— Vous pensez donc que ce document est… une espèce de confession codée ?

— Franchement, je n’en sais rien. Et bien que l’entrepôt y soit mentionné…

— Ah oui ?

— Dans une partie que vous n’avez pas encore lue. Mais ce n’est pas vraiment le genre de preuve qu’on peut présenter au tribunal. C’est juste… » Il sembla chercher ses mots. « De la curiosité professionnelle de ma part, on pourrait dire. »

On pourrait le dire, songea Sandra, mais ce n’est pas toute la vérité. « Bose, j’ai vu comment vous vous comportiez en nous l’amenant. Vous n’êtes pas simplement curieux. Vous semblez vous inquiéter pour lui. Comme être humain, je veux dire.

— Quand on a remis Orrin au State Care, j’avais eu le temps d’apprendre à le connaître un peu. On lui a forcé la main et il ne le mérite pas. Il est… bon, vous savez comment il est.

— Vulnérable. Innocent. » Mais Sandra avait affaire à bien d’autres personnes vulnérables et innocentes, elles étaient monnaie courante. « Attachant, d’une manière un peu bizarre. »

Bose hocha la tête. « Ce truc qu’a dit sa sœur, au restaurant. “Un vent passe en lui.” Je ne comprends pas tout à fait ce qu’elle voulait dire par là, mais c’est ça. »

Sandra n’aurait pu dire à quel moment elle décida de rester pour la nuit. Sans doute à aucun en particulier : cela ne fonctionnait pas ainsi. Dans son expérience, relativement limitée, l’intimité était une lente glissade orchestrée non par des mots mais par des gestes : la manière de se regarder, le premier contact physique (quand elle posa la main sur le bras de Bose pour souligner un point dans la conversation), la facilité avec laquelle il vint s’asseoir près d’elle, cuisse contre cuisse, comme si tous deux se connaissaient depuis une demi-éternité. Étrange, pensa-t-elle, à quel point ça commençait à sembler familier, puis à quel point il était devenu inéluctable qu’elle couche avec lui. Il n’y eut pas de gêne de la première fois. Il fut aussi attentionné au lit qu’elle s’y était attendue.

Elle s’endormit près de lui, la main autour de son bassin. Quand il se détacha d’elle, elle ne s’en rendit pas compte, mais était plus ou moins réveillée au moment où il revint de la salle de bains et traversa la lueur ambre des lumières de la ville qui entraient par la fenêtre. Elle vit la cicatrice qu’elle avait déjà sentie sous ses doigts, un bourrelet pâle qui commençait sous le nombril et serpentait comme une route de montagne sur la cage thoracique jusqu’à l’épaule droite.

Elle voulut l’interroger à ce sujet, mais il se détourna précipitamment quand il s’aperçut qu’elle le regardait, et l’occasion passa.

Au matin, Bose prépara du pain perdu et du café alors même que le temps pressait. Il s’activa dans la cuisine, réchauffant du beurre dans une poêle, cassant des œufs, avec une confiance en lui et une facilité qu’elle trouva agréables.

Une pensée lui était venue dans la nuit. « Tu ne travailles pas pour les agences fédérales, dit-elle, et très peu pour la police de Houston. Mais tu n’es pas seul dans cette histoire. Tu travailles pour quelqu’un. Pas vrai ?

— Comme tout le monde.

— Une ONG ? Une œuvre de bienfaisance ? Une agence de détectives ?

— J’imagine qu’on ferait mieux d’en parler », dit-il.

8

Récit d’Allison

1

Une fois Vox passé sur Terre, les managers nous ont installés dans des suites médicalisées attenantes, où nous avons dormi presque deux jours entiers. Des infirmiers ne cessaient de rôder autour de moi et je leur demandais de temps en temps des nouvelles de Turk. Ils me répondaient qu’il allait bien et que je pourrais bientôt lui parler. Ils n’en disaient jamais davantage.

J’avais besoin de repos, pour des raisons évidentes, et j’ai trouvé agréable de pouvoir me réveiller, me rendormir, rêver et me réveiller à nouveau sans craindre pour ma vie. J’aurais bien entendu tôt ou tard à affronter certains problèmes. Des gros. Mais les médicaments que j’avalais anéantissaient tout sentiment d’urgence.

Je souffrais de blessures bénignes qui cicatrisaient bien. J’ai fini par me réveiller en pleine forme, affamée et, pour la première fois, impatiente. J’ai demandé à l’infirmier à mon chevet – un ouvrier aux grands yeux et au sourire figé – à quel moment je pourrais avoir une nourriture plus consistante que la pâte protéinique.

« Après l’opération, a-t-il répondu platement.

— Quelle opération ?

— Le remplacement de votre nœud, a-t-il précisé du ton de celui qui pense s’adresser à une enfant un peu lente d’esprit. Je sais que ça a dû être très difficile pour vous de survivre sans lui dans la nature. La panne du Réseau a été dure pour tout le monde. Comme si on était seuls dans le noir. » Le souvenir l’a fait frissonner. « Mais on vous aura réparée avant la fin de la journée.

— Non, ai-je aussitôt répondu.

— Pardon ?

— Je ne veux pas d’opération. Je ne veux plus de nœud. »

Il a froncé les sourcils un instant, puis a retrouvé son sourire exaspérant. « Il est tout naturel d’éprouver de l’appréhension dans des moments pareils. Je peux ajuster votre traitement… ça vous irait ? »

Je lui ai dit que mon traitement ne posait aucun problème, que je refusais seulement et explicitement l’opération, comme les protocoles médicaux voxais m’en donnaient le droit.

« Mais ce n’est même pas de la chirurgie invasive, juste une réparation ! J’ai vu vos antécédents : on vous en a implanté un à la naissance, comme à tout le monde. Nous ne vous changeons pas en quoi que ce soit, Treya. Nous vous remettons en état. »

Nous avons eu une discussion longue et violente. J’ai employé des mots dont je n’aurais pas dû me servir, à la fois en voxais et en anglais. D’abord scandalisé, il a fini par garder le silence, puis par quitter ma chambre le regard humide et l’expression perplexe, si bien que je me suis imaginée avoir remporté une victoire, ou du moins gagné du temps.

Dix minutes après, j’ai vu entrer le chariot préopératoire et les scalpels. C’est à ce moment-là que je me suis mise à hurler. Trop faible pour être vraiment bruyante, j’ai quand même réussi à me faire entendre des chambres voisines.

Les ouvriers médicaux s’apprêtaient à me sangler quand Turk a déboulé. Il portait une blouse d’hôpital attachée à la taille et n’avait rien d’intimidant – notre séjour dans la nature l’avait laissé maigre et foncé comme une noix –, mais le personnel médical a dû voir la férocité de son regard, sans parler de ses poings serrés. Et surtout, Turk était un Enlevé, touché par les Hypothétiques, ce que la théologie voxaise assimilait presque à un dieu.

Je lui ai raconté en quelques mots que les toubibs essayaient de me réinstaller mon implant limbique pour me faire redevenir Treya.

« Dites-leur d’arrêter, a-t-il répondu. Dites-leur d’emporter leurs putains de scalpels, sinon j’appelle personnellement la colère des Hypothétiques sur Vox et toutes ses œuvres. »

J’ai traduit, avec quelques enjolivements. Le personnel médical est ressorti précipitamment en détournant le regard et sans emporter ses outils chirurgicaux. Mais là encore, il ne s’agissait que d’un sursis. Un homme en combinaison grise est arrivé presque aussitôt, un administrateur, un manager… les séances de formation de Treya m’ont permis de reconnaître un de mes enseignants, et pas un de mes préférés.