Turk et lui semblaient déjà avoir fait connaissance. « Ne vous mêlez pas de ça, Oscar », a dit Turk en anglais.
L’administrateur avait un long nom voxais embelli de titres honorifiques, mais « Oscar » était une bonne approximation de sa fraction patrilinéaire. Oscar parlait anglais, bien entendu. Correctement, bien qu’avec moins de nuances que moi, ayant surtout appris cette langue dans des manuels anciens et des documents juridiques. Et contrairement à moi, il était habilité à parler au nom de la classe des managers.
« Veuillez vous calmer, monsieur Findley », a répliqué de sa voix aiguë ce petit homme à la peau pâle et aux cheveux blonds qui n’était plus de toute première jeunesse.
« Allez vous faire foutre, Oscar. Vos gens étaient sur le point de pratiquer de force une intervention chirurgicale sur une amie. Je ne prends pas ça à la légère.
— Celle que vous décrivez comme votre “amie” a été gravement blessée durant la rébellion des Fermiers. Vous avez assisté à ça, non ? Vous avez même essayé de la protéger. »
Il était logique qu’Oscar avance des arguments juridiques, vu sa spécialisation en anciens documents légaux tels qu’ordonnances, assignations et mandats. Turk s’est tourné vers moi sans l’écouter. « Ça va ?
— Oui, pour le moment. Mais ça ne va pas durer, s’ils me remettent mon nœud.
— C’est irrationnel, a dit Oscar. Tu dois sûrement t’en rendre compte, Treya.
— Je ne m’appelle pas Treya.
— Bien sûr que si. Le nier est symptomatique de tes troubles. Tu souffres d’une dissociation cognitive pathologique qui réclame réparation.
— Oscar, fermez votre gueule, a jeté Turk. J’ai besoin de parler en privé à Allison.
— Il n’existe pas d’“Allison”, monsieur Findley. “Allison” est une construction tutélaire et plus nous permettons à Treya de persister dans cette illusion, plus nous aurons du mal à la guérir. »
Treya elle-même se serait inclinée devant Oscar sans discuter et je sentais encore en moi cette envie lâche venue du passé. Sauf que je la trouvais à présent odieuse. « Oscar », ai-je dit d’une voix plus calme.
Il m’a fusillé du regard en prononçant son nom voxais avec tous ses marqueurs de statut. L’appeler par son diminutif était une insolence pour une ouvrière comme moi. « Oscar, ai-je répété, vous êtes sourd ? Turk vous a demandé de la fermer. »
Sa peau pâle a viré au rouge. « Je ne comprends pas. Nous avons-vous fait du mal, monsieur Findley ? Ou menacé de quelque manière que ce soit ? Ne vous ai-je pas convenablement servi d’agent de liaison personnel ?
— C’est Allison, ma liaison, pas vous.
— Il n’y a pas d’Allison et cette femme ne peut pas servir de liaison… elle n’a aucune connexion au Réseau… elle n’a pas de nœud neural actif !
— Elle parle assez bien anglais.
— Comme si c’était ma langue maternelle, ai-je précisé.
— Eh bien voilà.
— Mais…
— Je la prends donc comme interprète, a conclu Turk. Toutes mes relations avec Vox passeront désormais par elle. Et nous en avons terminé avec les docteurs pour le moment, elle et moi. Pas de scalpels, pas de médicaments. Vous pouvez faire le nécessaire ? »
Oscar a hésité, puis s’est adressé directement à moi, en voxais : « Si tu étais un être humain complet, tu te rendrais compte que ton attitude revient à trahir non seulement la classe des administrateurs, mais aussi le Coryphée. »
C’étaient des mots lourds de sens. Treya aurait tremblé. « Merci, ai-je répondu dans la même langue, mais je sais ce que je fais… Oscar. »
C’est à cette époque que Vox a commencé son pesant voyage sans espoir vers l’Antarctique.
Obtenir des données fiables d’Oscar (qui continuait à surgir avec une régularité agaçante) était impossible, mais nous arrivions parfois à arracher des informations aux infirmiers qui n’avaient cessé de rôder autour de nous, apportant des repas ou s’enquérant de notre santé comme des parents indiscrets. J’ai ainsi appris que le consensus voxais, passant de la jubilation (« Nous sommes passés sur la Terre, les prophéties se sont accomplies ») à la consternation (« Mais la Terre est une ruine et les Hypothétiques continuent à nous ignorer »), était stoïquement revenu à sa position initiale (« Les Hypothétiques ne viendront pas à nous, c’est à nous de les trouver »).
Les trouver constituait la partie la plus difficile. On avait envoyé des flottes de drones en reconnaissance sur ce qui avait été l’Indonésie et le sud de l’Inde, où elles n’avaient toutefois découvert qu’un désert ininterrompu. Il n’y avait là rien de vivant… du moins, rien de plus gros qu’une bactérie.
Les océans étaient anoxiques. À Champlain, j’avais lu beaucoup de choses sur la toxicité océane. Tout le CO2 qu’on rejetait à l’époque dans l’atmosphère – les réserves de carbone fossile de pas moins de deux planètes – avait été l’événement déclencheur, même si l’effet ne s’était fait pleinement sentir que des siècles plus tard. Un réchauffement rapide avait stratifié les mers et alimenté d’énormes éclosions de bactéries réductrices de sulfate, qui à leur tour avaient vomi des nuages d’hydrogène sulfuré toxique dans l’atmosphère. Ce phénomène appelé « eutrophisation » s’était déjà produit par le passé sans intervention humaine : on attribuait à des eutrophisations passagères quelques-unes des extinctions de masse de l’ère préhistorique.
Après étude des rares archives restantes de la diaspora terrestre, la classe administrative de Vox avait conclu que nous devions nous rendre au dernier endroit qu’on savait avoir été habité par des humains, à proximité du pôle Sud, sur la rive de ce qu’on appelait autrefois la mer de Ross. Dans l’intervalle, des appareils robotisés étendraient la reconnaissance aérienne à l’Eurasie et aux Amériques.
Quand j’ai appris cela à Turk, il m’a demandé combien de temps prendrait le voyage jusqu’en Antarctique. Il continuait à considérer Vox comme un chapelet d’îles plutôt que comme un navire maritime. Mais même si ce navire était considérablement plus grand que tous ceux à bord desquels il avait vogué ou même qu’il avait imaginés, c’en était bel et bien un, avec un tirant d’eau étonnamment faible et une manœuvrabilité correcte en regard de son énorme taille. Deux mois pour atteindre la mer de Ross, lui ai-je répondu. Je lui ai promis de lui faire bientôt visiter la salle des machines… et je comptais bien tenir cette promesse, pour des raisons que je n’étais pas encore prête à expliquer.
Il y avait beaucoup de choses que je ne pouvais pas expliquer, tout simplement parce que nous n’étions jamais seuls. À Centre-Vox, les murs avaient des oreilles. Et des yeux.
Pas forcément pour espionner. Incorporés dans les surfaces structurelles, tous ces yeux et ces oreilles nanométriques alimentaient le Réseau en données qui permettaient à celui-ci de repérer les anomalies et de donner l’alerte en cas de crise sanitaire, de panne technique, d’incendie ou même de dispute violente. J’imaginais toutefois qu’on avait fait une exception dans notre cas. À l’époque où j’étais Treya, on m’avait appris que, dans les relations avec un Enlevé comme Turk Findley, aucun mot ni aucun geste n’était trop banal pour qu’on n’y recherche pas des indices sur les Hypothétiques ou l’état d’existence qu’avaient connu les Enlevés parmi eux. Si bien que nous étions presque certainement sous écoute, et pas seulement par des machines. Je ne pouvais rien me permettre de dire que je voulais cacher aux administrateurs. Ce qui excluait une grande partie de tout ce que j’avais besoin de dire, et de dire vite.