Et qui étaient les miens, d’une manière bien réelle, même si je n’étais pas, moi, la personne qu’ils avaient connue, et encore moins celle qu’ils voulaient et espéraient que je sois. Et j’avais assez d’humanité pour souffrir de leur incompréhension et de leur chagrin.
Un jour, Oscar m’a amené ma mère (celle de Treya). Mon père (mon père sur Vox) était un ouvrier technicien mort peu après ma naissance dans l’effondrement d’un pont fermé. J’avais été élevée par ma mère et quelques tantes, qui m’avaient toutes aimée et que j’avais toutes aimées. Et il restait suffisamment de Treya en moi pour que je ne puisse m’empêcher de m’approcher de la femme dont les bras m’avaient si souvent réconfortée, de plonger mon regard dans ses yeux terrifiés en lui disant que non, sa fille n’était pas morte, juste transformée, libérée d’une servitude cruelle mais invisible. Elle n’a rien compris. « Tu ne veux pas être utile ? m’a-t-elle demandé. Tu ne te souviens pas de ce que ça signifie d’appartenir à une famille ? »
Je ne m’en souvenais que trop bien. J’ai ignoré la question et lui ai assuré que je l’aimais encore. C’était la vérité. Mais cela ne l’a pas consolée. Pourquoi l’aurait-ce fait ? Elle avait perdu sa fille. Treya n’existait plus, je n’étais qu’une espèce de golem têtu qui avait pris sa place. Et au moment où je lui disais que je l’aimais, j’ai compris à son expression figée qu’elle-même me détestait, elle me détestait bel et bien ; j’ai vu que la personne qu’elle aimait, ce n’était pas moi, mais une ombre que j’avais cessé de projeter.
Eh bien, peut-être avait-elle raison. Je ne serai jamais la fille qu’elle avait connue. J’étais ce que j’étais devenue. J’étais la chose que j’étais et cette chose s’appelait Allison, Allison, Allison Pearl. Je me le suis murmuré longtemps après qu’elle a quitté la pièce.
Je n’avais pas l’intention de parler de ces problèmes à Turk.
Il avait les siens. Il affichait fièrement un stoïcisme advienne-que-pourra, et j’imaginais qu’il l’avait mérité, mais au fond, inévitablement, il était seul ici, étranger dans ce qui devait lui sembler un pays effroyablement étrange. Nos chambres communiquaient et je m’éveillais parfois en l’entendant marmonner tout seul ou marcher de long en large, confronté à des peurs que je ne pouvais imaginer. Il m’a semblé qu’il devait se sentir comme piégé dans un rêve, quand on a conscience de la démence de celui-ci, mais qu’on n’arrive pas à lui échapper pour retrouver une réalité plus sensée.
J’ai essayé de ne pas projeter sur lui mes espoirs et mes peurs, mais je ne pouvais m’empêcher de me dire que, malgré toutes nos différences, nous nous ressemblions beaucoup. Je me suis mise à me demander s’il avait pu croiser le chemin d’Allison Pearl, dans ce XXIe siècle incroyablement lointain, rencontre fortuite dans une foule américaine sans visage. Si quelqu’un à Centre-Vox était équipé pour comprendre Allison Pearl, c’était sûrement Turk. Peut-être n’y a-t-il donc rien de surprenant qu’au cours d’une de ces nuits où ni lui ni moi n’arrivions à dormir, j’aille dans sa chambre chercher du réconfort. Nous avons d’abord parlé, le genre de discussion que nous ne pouvions avoir avec personne d’autre, des intimités partagées non à cause, mais en dépit de ce que nous savions l’un sur l’autre. « Je suis ce qui vous ressemble le plus au monde, lui ai-je dit, et vous êtes ce qui me ressemble le plus », après quoi, il devenait inéluctable que nous couchions ensemble et nous consolions ainsi, et en fin de compte, je ne me suis pas souciée de ce que les murs pourraient entendre ou à qui ils pourraient murmurer leurs dangereux secrets.
2
Le lendemain matin, je lui ai fait visiter Centre-Vox d’un bout à l’autre.
Il n’a pas pu tout voir, bien entendu, ni même voir davantage qu’une fraction représentative. En surface, Centre-Vox avait la taille d’une ville moyenne du XXIe siècle. En sous-sol, dans le creux de l’île, c’était plus grand : il aurait fallu une surface bidimensionnelle de la taille du Connecticut, voire de la Californie pour arriver à y déployer tous ces espaces complexes. Nous avons évité les zones endommagées, toujours en cours de décontamination, et sommes descendus par transport vertical en nous arrêtant chaque fois que les parois du tube offraient une vue bien dégagée qui permettait à Turk de repérer les places, terrasses et niveaux, les grands paliers agricoles baignant dans un jour artificiel, les complexes-dortoirs déposés comme des copeaux d’albâtre dans les forêts sauvages.
Je l’ai ensuite emmené aux niveaux les plus profonds de Vox : les salles des machines. Les moteurs de Vox étaient immenses – davantage un territoire qu’un objet –, mais je lui ai montré des réacteurs gros comme des petites villes, baignés en permanence d’eau dessalée. Je lui ai montré une superficie sombre de chambres en mu-métal dans lesquelles des champs magnétiques canalisaient des flots de fer en fusion. Je l’ai fait passer devant des bobines supraconductrices autour desquelles l’humidité se condensait comme de la neige qu’emportaient des bourrasques d’air puisé. Turk a été très impressionné, ce qui ne pourrait que plaire aux administrateurs qui nous surveillaient sans nul doute. Même à cet endroit, les murs avaient des oreilles.
Mais pas là où je l’ai conduit ensuite. Nous avons pris un tunnel de transfert jusqu’au terminus, puis un moyen de transport plus modeste qui grimpait le long de la plus grande tour de Vox. Après deux autres changements, nous avons atteint la plus haute plateforme accessible au public dans Centre-Vox, une espèce de toit avec vue.
À l’époque où Vox naviguait sur les océans de mondes habitables, cette plateforme n’était pas close. Un périmètre osmotique avait depuis été mis en place – j’en ai parlé à Turk comme d’un « champ de force », appellation pittoresque et impropre, mais qui lui a à peu près permis de comprendre. « Ça n’a pas l’air de très bien marcher, a-t-il dit. Ça pue comme dans une porcherie, ici. »
Sans doute avait-il raison. L’atmosphère était fétide et immobile, alors qu’on voyait passer rapidement des nuages qui semblaient à portée de main. J’ai eu le vertige avant même qu’on arrive au bord. Pour la première fois, j’ai regretté mon nœud : sa présence apaisante, son amarrage invisible m’ont manqué. J’avais l’impression qu’un coup de vent m’emporterait.
Vox avançait à vitesse régulière vers le sud-sud-est, sortait de l’océan Indien pour pénétrer dans le Pacifique Sud. La mer était à cet endroit-là légèrement violette à perte de vue, le ciel d’une vénéneuse couleur ocre. Je trouvais cela très déplaisant.
Turk a plongé le regard dans les brumes au loin. « Le monde entier est comme ça ? »
J’ai hoché la tête. C’était le déclin et la mort de ces océans qui avaient provoqué le grand exode terrestre, qui à son tour avait conduit aux âpres rivalités et conflits des Mondes du Milieu précédemment colonisés. « Et les Hypothétiques n’ont rien fait pour l’empêcher. Ça semble étrange, non ? Qu’ils protègent la planète de l’expansion du soleil, mais ne fassent rien pour prévenir une extinction humaine catastrophique ? Il faut croire que ça leur plaît, une Terre uniquement peuplée de bactéries. Personne ne sait pourquoi.
— Tes concitoyens s’attendaient à trouver autre chose. »