« J’ai aussi pris ses carnets, dit Bose. Orrin sera content de les récupérer.
— J’ai lu ce que tu m’as envoyé. Mais il en reste encore, non ?
— Si, un peu.
— Tu veux savoir ce que j’en pense ? »
Il la regarda d’un air curieux. « Tout ce que tu as à dire m’intéresse.
— Tu pensais à un moment que le document constituait une sorte de preuve.
— Ouais. Mais tu n’as peut-être pas encore lu ces passages-là.
— Sauf que ce n’est pas la question, si ? L’important est plutôt de savoir la part de vérité dans tout ça. »
Il rit, mais elle le vit serrer plus fort le volant. « Allons, Sandra… la part de vérité ?
— Tu vois ce que je veux dire.
— Tu penses vraiment qu’Orrin est en communication avec des esprits de l’année 12 000 ?
— Je suis prête à parier que tu y as pensé. Il y a des détails corroborants, là-dedans, des pistes que tu as pu creuser. Que même moi, j’ai pu creuser. Allison Pearl, par exemple : naissance et enfance à Champlain, État de New York. Il faudrait manquer de curiosité pour ne pas se demander si elle existe vraiment. Et tu n’en manques pas.
— Je vais prendre ça comme un compliment.
— Il se trouve qu’il n’y a pas d’Allison Pearl dans l’annuaire de Champlain. »
Il ne souriait plus. « Tu as vérifié ?
— Il ne contient que trois ou quatre Pearl. Aucune Allison, mais un couple dont la fille porte ce nom.
— Tu les as appelés ?
— Oui.
— Ils t’ont dit que je les avais appelés aussi ?
— Oui, mais merci de le mentionner.
— Parce que Orrin, ou l’auteur de ce document, n’a peut-être pas choisi ces noms au hasard… Turk Findley, Allison Pearl. J’ai demandé à Mme Pearl si elle connaissait Orrin ou Ariel Mather, ou quelqu’un qui correspondrait à leur description. »
Cette question-là n’était pas venue à l’esprit de Sandra. « Et alors ?
— Non. Elle n’a jamais entendu parler d’eux. Ce qui n’exclut pas un lien. Orrin aurait pu tomber sur le nom Allison Pearl quelque part, peut-être par un voisin qui se trouve être un parent éloigné… je n’en sais rien. Ou alors, c’est juste une coïncidence.
— Ça te semble probable ?
— Par rapport à quoi ? À Orrin qui se balade dans le temps ? Pour ce que j’en sais, son seul voyage a été de prendre un car de la Greyhound entre Raleigh et Houston.
— On n’en saura jamais rien, donc ? »
Il haussa les épaules.
18
Récit d’Allison
1
Dans les semaines qui ont suivi la rencontre entre Vox et les machines des Hypothétiques, je me suis souvent surprise à répéter doucement mon nom – Allison Pearl, Allison Pearl –, en m’arrimant aux syllabes, à leurs sonorités, à leurs sensations dans ma gorge et sur ma langue.
En tant qu’Allison, j’avais lu un jour un livre sur le cerveau humain. J’y avais appris l’expression « plasticité neuronale », qui désigne la capacité du cerveau à se reconfigurer en fonction des modifications de son environnement. C’est elle qui me rendait possible d’être Allison Pearl. Et qui rendait possible de connecter un cerveau vivant à un implant limbique. Le cerveau s’adapte : il est là pour ça.
Quand Turk m’a dit qu’il avait accepté l’opération, j’ai fait semblant d’être surprise. L’implant avait toujours été un composant essentiel de notre plan. Mais à cause des capteurs cachés du Réseau, j’étais obligée de me sentir trahie, de me disputer avec lui. Je me suis donc disputée. J’ai donc pleuré. Et de manière très convaincante, car avec une sincérité presque totale. Je ne doutais pas du courage de Turk, mais aucun plan n’est infaillible. J’avais terriblement peur de ce que Turk pourrait devenir.
Les emmerdes, ça arrive, comme la première Allison l’avait noté dans son journal. On n’a jamais rien écrit de plus juste. Par exemple : le jour où Turk s’est fait poser son implant, et sans doute à peu près au moment où on l’amenait dans la salle d’opérations, Isaac Dvali est venu me voir pour dévoiler mes secrets.
Je savais par les informations qu’Isaac s’était rétabli à une vitesse stupéfiante. Tout le monde à Centre-Vox s’intéressait fébrilement à lui, à présent. Bien davantage que Turk, Isaac était devenu un Enlevé comme les fondateurs de la ville l’avaient imaginé et espéré : un lien vivant avec les Hypothétiques… ce qui signifiait que la transcendance promise de la ville restait au moins plausible. Sans Isaac, Vox n’était rien d’autre qu’une confrérie de fanatiques échouée par sa foi sur une planète morte et mortelle. Avec Isaac, Vox pouvait continuer à se croire une communauté de pionniers aux vues similaires postée à l’avant-garde de la destinée humaine.
Quelques jours seulement après le désastre dans le bassin de Wilkes, Isaac arrivait à parler couramment voxais. Ses fonctions motrices se sont améliorées au point qu’il a pu marcher sans aide, son corps fragile est devenu d’une robustesse remarquable et les portions reconstruites de son crâne ont commencé à sembler presque normales. La créature hurlante et coassante qu’avait connue Turk n’existait plus. Le nouvel Isaac, qui s’exprimait avec une clarté troublante, avait cessé de recevoir des soins, mais continuait à vivre et à passer la nuit dans les pièces où on les lui avait administrés. Il avait récemment mené des entretiens vagues mais flatteurs avec des érudits et des managers, entretiens diffusés publiquement. Il avait félicité Vox pour son dévouement et sa persévérance, et exprimé son admiration pour la sagesse des prophéties fondatrices. Depuis quelques jours, il se promenait comme un touriste dans la ville, parfois assiégé par des enfants curieux dont les parents tout aussi curieux restaient timidement en retrait sans oser ouvrir la bouche.
J’avais suivi tout cela par l’intermédiaire des informations. Vox glissait vers la démence et cette abjecte adoration d’Isaac Dvali n’en était que le dernier symptôme en date. Je me suis dit que ce genre de choses allait continuer. « S’attendre à l’inattendu », avait écrit Allison dans son journal. Un conseil peu original, mais toujours bon.
Et moi qui me croyais bien préparée aux surprises, j’ai été absolument stupéfaite de découvrir Isaac devant ma porte, avec sa pâleur de champignon et ses yeux brillants de petit enfant, en train de sourire et de m’appeler par mon nom : non pas Treya mais, chose incroyable, Allison.
J’avais peur de lui, bien entendu.
Je ne savais pas ce qu’il voulait et l’attention que sa simple présence allait attirer – devait déjà avoir attirée – m’a tout de suite terrorisée. Ses surveillants rôdaient sûrement dans les couloirs et passerelles voisins. Les oreilles et les yeux cachés du Réseau étaient à l’affût.
Mais il a juste dit : « Je peux entrer ? » et j’ai hoché la tête sans un mot avant de laisser la porte coulisser derrière lui.
J’ai trouvé je ne sais où le courage de le prier de s’asseoir.
Il est resté debout. « Je ne fais que passer. » Il me parlait en anglais. Sa langue natale, me suis-je souvenue. Sous toutes les couches de synthèse et de reconstruction, il subsistait au moins un fragment de l’Isaac Dvali qu’il avait été autrefois : un garçon élevé dans le désert d’Équatoria par des gens au désir d’une intensité presque voxaise d’entrer en contact avec les Hypothétiques. Comme moi, comme Turk, c’était quelqu’un de divisé et d’incomplet. Et de très dangereux, au moins potentiellement.