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En dehors de sa peau pâle, on remarquait surtout ses yeux. Quand il m’a regardée, ma première réaction a été de tressaillir. Il m’a dit de ne pas avoir peur et j’ai répondu : « Ce n’est pas si facile.

— Vous êtes venue me voir quand j’étais malade.

— Vous vous en souvenez ? »

Il a hoché la tête en souriant. « J’ai appris beaucoup de choses sur vous, depuis.

— Sur moi ?

— Par le Réseau. Je sais qui et ce que vous êtes. Je pense qu’il serait utile que nous discutions. Je ne vous ferai pas de mal. Et je ne parlerai à personne de votre plan d’évasion. »

Je m’entraînais depuis des semaines à rester impénétrable pour arriver à garder ce simple secret. Maintenant que la mascarade ne tenait plus, j’étais trop sidérée pour réagir.

« Personne ne peut nous entendre, a affirmé Isaac.

— Vous vous trompez », ai-je réussi à articuler.

Il avait un sourire insistant et exaspérant. « Les capteurs du Réseau présents dans cette pièce sont désactivés. Ils le resteront tant que je serai là.

— Vous pouvez faire ça ?

— À cause de ce que je suis, de ce que les chirurgiens ont mis en moi, je peux influer sur le Réseau et même sur le Coryphée. »

Était-ce possible ?

Le Coryphée était la somme et le maître de la collectivité voxaise, une hiérarchie gigogne de processeurs quantiques répartis dans Centre-Vox. Même une attaque nucléaire n’avait pu le réduire longtemps au silence. Je n’aurais jamais pensé qu’on pouvait influer sur le Coryphée. Mais il n’avait jamais existé non plus quelqu’un comme Isaac, imbibé de biotechnologie des Hypothétiques depuis sa naissance et à qui on n’avait pas simplement ajouté l’implant neural au cerveau : on avait fait repousser sa matière cérébrale autour.

« C’est vrai, a-t-il ajouté. Vous pouvez parler en toute liberté, du moins pour le moment. »

Mon cœur battait la chamade. Mais puisque Isaac semblait connaître notre plan, et puisqu’il en avait parlé à voix haute, il ne me restait qu’à espérer qu’il disait la vérité. « Vous pouvez vraiment désactiver les capteurs ?

— Oui, ou faire en sorte que ce qu’ils captent ne soit jamais analysé.

— Mais si vous saviez déjà, pour…

— … pour votre évasion. » J’ai tressailli à nouveau. « Vous l’avez caché avec beaucoup d’intelligence. Pouls, respiration, traces de cortisol dans votre sueur et votre urine, tous ces marqueurs sont à des niveaux élevés depuis des semaines, mais pouvaient très bien s’expliquer par le stress émotionnel. Le Coryphée a mis beaucoup plus de temps à analyser les indicateurs stochastiques et heuristiques – ce que vous avez ou n’avez pas fait ou dit. Mais vous auriez fini par être démasquée. » À nouveau ce sourire de bouddha. « Sans mon intervention. »

J’ai inspiré pour demander : « Et donc… vous, vous avez su comment ?

— Le Coryphée procédait déjà à certaines inférences. J’ai extrapolé à partir de celles-ci. Les détails ne sont pas clairs pour moi, mais j’imagine que vous comptez voler un avion pour retourner à Équatoria en traversant l’Arc.

— Plus ou moins, ai-je murmuré.

— Et j’espère que vous réussirez.

— Ça veut dire que… Qu’est-ce que vous racontez ? Que vous voulez venir avec nous ? »

Son sourire a disparu. « Ce n’est pas possible. Quand on m’a reconstruit, d’importantes fonctions neurologiques ont été déléguées à des processeurs internes au Réseau. Seule une partie de moi-même vit dans ce corps. Vous comprenez, non ? Qu’une personne puisse avoir plus d’une nature ?

— … oui…

— Je ne peux pas vous accompagner, mais je pourrais sans doute vous aider.

— Nous aider comment ?

— Turk est incapable de piloter un avion tant que son nœud ne fonctionne pas assez bien pour lui donner accès aux contrôles du véhicule. Mais quand son nœud sera pleinement opérationnel, il ne voudra plus partir. Vous réalisez que c’est un créneau très étroit, je suppose.

— Bien entendu, mais…

— Pour l’instant, Turk s’imagine avoir le choix entre évasion et servitude. Une fois que son cerveau commencera à subir l’influence du nœud, le choix pourrait sembler davantage être évasion ou pardon. »

Pardon pour quoi ? me suis-je demandé sans poser la question.

« En fait, je peux vous avertir quand il approchera de cette limite. Et vous aider en détournant l’attention du Coryphée au moment critique. On pourra discuter des détails plus tard, mais je tiens à ce que vous sachiez que vous avez un ami et un allié. J’espère que vous me considérerez ainsi. »

Sa manière de parler ressemblait tellement à celle d’un enfant précoce en quête d’affection que j’ai presque oublié d’avoir peur de lui. Mais quand il s’est dirigé vers la porte, j’ai failli paniquer. « Attendez ! La surveillance du Réseau est définitivement désactivée, dans cette pièce ?

— Non, désolé. Il y a des limites à ce que je peux faire. Quand je ne suis pas physiquement là, partez plutôt du principe que le Réseau écoute. »

Je me suis obligée à me tenir près de lui. La peau du côté droit de son visage était rose coquillage et presque dépourvue de pores, imparfaite parce que trop parfaite. Ses yeux brillaient doucement. « Une dernière question.

— Oui ?

— Êtes-vous… enfin, ce qu’ils disent que vous êtes ?

— Je ne suis pas sûr de comprendre.

— Ce que disent les prophéties. Vous pouvez vraiment parler aux Hypothétiques ?

— Non, a-t-il répondu. Pas encore. »

Moins d’une heure plus tard, Oscar est arrivé, manifestement affolé. Il savait qu’Isaac était passé et tenait absolument à savoir ce qu’il avait pu raconter, mais comme il n’arrivait pas à en trouver un enregistrement dans le Réseau, il réclamait une explication.

J’avais plutôt bien connu Oscar, à l’époque où j’étais Treya qu’on formait à son travail d’agent de liaison. Il avait toujours manifesté une confiance paisible dans la pureté et l’objet de son travail. « Il monte et descend au gré du courant », disait un proverbe voxais de quelqu’un qui cherche à connaître les besoins de Centre-Vox et les satisfait sans se plaindre. C’était Oscar tout craché. Mais sa sérénité avait commencé à s’effriter. Le fait qu’Isaac ait choisi de rencontrer en privé une apostate sans nœud, en s’assurant que même la surveillance de routine du Réseau n’entendrait pas cette conversation, avait saboté sa perception parfaitement affûtée de l’ordre.

Je lui ai raconté qu’Isaac avait eu envie de parler du XXIe siècle avec moi.

« Tout ce que tu pourrais savoir sur le passé, il y a facilement accès lui-même.

— Peut-être que je l’intriguais. Je n’en sais rien. Peut-être qu’il avait envie de parler anglais un moment.

— Que ce soit en anglais ou pas, qu’est-ce que tu pourrais bien avoir à dire d’intéressant pour un être comme lui ? »

C’était insultant, aussi me suis-je servi d’une expression qu’Oscar n’avait peut-être pas rencontrée durant sa formation officielle : « Va te faire foutre », lui ai-je lancé en refermant la porte.

2

Turk n’a donné aucune nouvelle – il m’avait prévenue qu’on le garderait peut-être jusqu’au matin suivant l’opération – et j’ai décidé que je ne pouvais pas rester seule plus longtemps, en partie de peur que mon rythme cardiaque ou ma chimie hormonale fournissent un indice supplémentaire au Réseau sur mon état d’esprit, surtout si Isaac oubliait de bloquer les capteurs. J’avais besoin de distraction. Je suis donc sortie prendre un transport jusqu’au plus proche grand espace public, une terrasse qui donnait sur une zone de marché, afin d’assister au défilé de lumières organisé pour le festival d’Ido.