— J’imagine que je ne le supporte pas, répondit Sandra. Je n’y travaille plus. »
Bose emprunta des rues transversales le temps de s’assurer que personne ne les suivait, puis s’arrêta devant un motel anonyme à deux niveaux non loin de l’aéroport. Orrin avait recouvré assez de mobilité pour sortir de la voiture et tituber jusqu’à sa chambre avec l’aide de sa sœur. Sandra patienta dans le petit hall du motel pendant que Bose portait la valise d’Ariel.
Il était tard, à présent, et elle-même n’avait que très peu dormi, mais elle se sentait tout à fait réveillée et un peu nerveuse, l’effet de l’adrénaline produite au State Care ne s’étant pas encore dissipé. La tendresse rugueuse d’Ariel pour Orrin la fit penser à son propre frère, qui passait la nuit dans une institution bien plus prévenante et considérablement plus chère que le State Care. Elle pensa à l’homme qui lui avait téléphoné pour essayer de la soudoyer avec de la drogue de longévité.
Les amis anonymes de Bose y avaient accès, à la drogue martienne originale, pas à la version commerciale modifiée. Ces gens-là seraient-ils d’accord aussi pour aider Kyle ? Et dans ce cas, que demanderaient-ils en échange ?
« Ça n’a rien d’une sorte de société secrète compliquée », avait précisé Bose… Était-ce vraiment seulement la veille ? « Le groupe d’origine était constitué de connaissances de Jason Lawton. » Jason Lawton, le scientifique, celui à qui Wun Ngo Wen avait confié son stock de produits pharmaceutiques. « Pas forcément de gens qui ont pris la drogue, même si certains l’ont fait, mais de volontaires pour en devenir les gardiens. Pour la distribuer de manière éthique et, tant que les lois n’auraient pas changé, secrète. Le cercle a grandi au fil des ans. Il n’est ni infaillible ni hermétique, mais nous essayons de prendre soin les uns des autres. »
Nous, releva-t-elle intérieurement.
Bose revint dans le hall sans Orrin ni Ariel. « Rester toute seule chez toi n’est pas prudent, dit-il. J’ai pensé prendre une chambre ici pour la nuit. » Il sourit. « Une double, si tu veux faire des économies.
— Attends, tu me fais une proposition économique ?
— Non… pas exactement. »
La climatisation était médiocre, mais certaines choses valaient la peine qu’on transpire.
Après l’amour, ils restèrent allongés dans la faible lumière intermittente projetée sur les stores de leur chambre par les phares des voitures. Sandra promena le doigt sur la cicatrice de Bose, du ventre à l’épaule. Quand il s’en aperçut, il tressaillit, puis se détendit, peut-être par la seule force de la volonté. « Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle. Si ça ne te dérange pas que je pose la question. »
Il garda le silence assez longtemps pour qu’elle s’imagine que cela le dérangeait. Il se redressa ensuite pour s’adosser à la tête de lit.
« J’avais dix-sept ans, commença-t-il. Je rendais visite à mon père à Madras. Ça se passait après la séparation de mes parents. Mon père était ingénieur-conseil dans une compagnie qui installait des éoliennes en eau peu profonde. Elle lui louait un bungalow avec vue sur la mer, mais dans un quartier sensible, dangereux. Des voleurs sont entrés une nuit. Ils ont tué mon père. Moi, j’ai été assez idiot pour essayer de le défendre. » Il posa sa main sur celle de Sandra. « Ils avaient des couteaux. »
Si la cicatrice provenait d’une blessure au couteau, ils devaient l’avoir quasiment éventré. « C’est horrible… je suis vraiment désolée.
— Un voisin a entendu la bagarre et appelé la police. J’ai perdu beaucoup de sang… je suis resté un moment entre la vie et la mort. Ma mère est arrivée en avion pour s’occuper de tout, tirer des ficelles, s’assurer que je recevais les soins appropriés. »
Sandra se demanda si c’était pour cela qu’il avait abouti dans la police : parce que le crime le scandalisait, parce qu’il considérait les policiers comme des sauveurs tardifs. Le sud de l’Inde après le Spin : « J’ai entendu dire que ça a été plutôt vilain, là-bas, pendant quelques années.
— Pas vraiment pire qu’à Houston », répondit Bose. Mais cela le mettait mal à l’aise d’en parler, aussi n’insista-t-elle pas et se laissa-t-elle glisser dans le sommeil.
C’était bizarre de se réveiller près de lui dans un lit inconnu… Le matin appartenait déjà au passé, l’air à l’odeur de fuel s’insinuait par les fenêtres mal isolées du motel. Elle se redressa en bâillant. Bose dormait toujours, allongé sur le dos, la respiration d’une régularité de vagues s’échouant sur une plage. La délicate odeur salée de leurs ébats imprégnait encore les draps.
Elle aurait aimé rester très longtemps au lit – et sans doute le pouvait-elle, étant dans les faits (bien que de manière encore officieuse) au chômage et n’ayant nulle part où aller… Un réflexe calviniste lui fit toutefois prendre sa montre sur la table de chevet. Midi, un peu passé. La moitié de la journée perdue. Scandaleux.
Elle se leva sans déranger Bose et alla se doucher. Elle n’avait pas d’autres vêtements que son jean et sa chemise de la veille, pas particulièrement propres, mais ils allaient devoir faire l’affaire.
Quand elle ressortit de la salle de bains, il était réveillé et lui souriait. « P’tit déj, lança-t-il.
— Il est un peu tard pour ça.
— Déjeuner, alors. J’ai appelé la chambre d’Ariel. Orrin est encore un peu groggy, mais il se sent mieux. Ils vont au café-restaurant du motel. On pourrait peut-être filer trouver un endroit un peu mieux, toi et moi ? Et revenir ensuite ? On a réservé une deuxième nuit, mais je peux m’arranger pour qu’Orrin et Ariel partent avant la fin de la journée. »
Oui, pensa Sandra. Et ensuite ? Une fois les Mather partis ?…
La vague de chaleur n’était toujours pas passée, mais les informations annonçaient des orages dans la soirée. Sandra espéra qu’elles ne se trompaient pas. Le ciel était poussiéreux et brûlant, avec sur l’horizon au sud les nuages qui commençaient à construire leurs cathédrales d’après-midi dans l’air plus fiais en altitude.
L’idée que Bose se faisait d’un « endroit un peu mieux » pour y déjeuner se trouva être un restaurant de chaîne à l’écart de la route. Sandra commanda un sandwich et ignora le décor à thème de cow-boy ainsi que l’agressive bonne humeur du personnel. Le temps qu’ils soient servis, la foule de midi était repartie et un calme agréable régnait dans la salle à manger grande comme un entrepôt. Bose avala une énorme assiette de steak aux œufs dans ce que Sandra imagina être une sorte de fringale protéinique postcoïtale. Au café, elle dit : « J’imagine qu’on ne saura jamais. Pour les carnets d’Orrin, je veux dire. On ne saura jamais d’où vient tout ça et ce que ça signifie pour lui.
— Il y a beaucoup de choses qu’on ne saura jamais.
— Il va se planquer et nous… enfin, on verra bien. Tu as consulté tes messages, aujourd’hui ?
— “Rendez votre insigne et rentrez chez vous.” Vocal et texte. Ils m’auraient sans doute expédié une boîte de bonbons avec le même message, s’ils avaient su où me trouver.
— Tu as des plans ?
— À court ou à long terme ?
— À long terme, disons.
— J’ai pensé à Seattle. Il y fait frais et il y pleut beaucoup.
— En partant comme ça ? Du jour au lendemain ?
— Je ne sais pas faire autrement. » Il reposa sa tasse. « Viens avec moi. »
Elle le regarda fixement. « Bon Dieu, Bose ! Tu dis de ces choses, d’un coup…