— Je ne sais pas grand-chose sur ton métier, d’accord, mais mes amis sont les tiens. Viens à Seattle, on pourra peut-être t’aider à trouver quelque chose.
— C’est que… Je ne sais pas si…
— Tu as des raisons de rester à Houston ?
— Évidemment. » Mais en avait-elle vraiment ? Pas de véritables amis, pas de perspectives d’emploi. « Kyle, déjà.
— Ton frère. D’accord, mais on devrait pouvoir le faire transférer dans une institution de l’État de Washington, non ?
— Ça ferait un tas de paperasse.
— Oh. La paperasse.
— Je veux dire, j’imagine qu’on peut, oui, mais… »
Il fit un geste d’excuse. « Désolé, c’était une question égoïste. C’est juste qu’on a l’air d’être dans le même bateau. Ce n’est pas de ta faute. Tu t’en sortais très bien avant que je débarque dans ta vie. »
Non, mais il n’en savait rien. « Eh bien, merci d’y avoir pensé. » Elle ajouta presque malgré elle : « Je vais y réfléchir. » Parce qu’elle pouvait y réfléchir, à présent. Elle avait perdu son travail et se trouvait en chute libre. Elle pouvait tout risquer sans risquer grand-chose. « Pourquoi c’est si facile, pour toi ? Je suis jalouse.
— J’y pense peut-être depuis plus longtemps que toi. »
Mais non, ce n’était pas cela. Plutôt une partie plus profonde de la personnalité de Bose, un calme intérieur d’une intensité presque inquiétante. « Tu es différent.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu le sais très bien. Sauf que tu ne veux pas en parler.
— Eh bien, répondit-il en sortant son portefeuille de sa poche, on pourra en parler après avoir sorti Orrin de Houston. »
Sandra avait besoin de vêtements propres, aussi persuada-t-elle Bose de la conduire à son immeuble où elle se dépêcherait de monter jeter quelques affaires dans une valise. Elle prit des vêtements, bien entendu, mais aussi son passeport, ses gigadisques et ses papiers personnels. Elle ne savait pas quand elle reviendrait. Bientôt, peut-être. Ou jamais. Elle fit un tour rapide de l’appartement avant de partir. Il semblait déjà presque inhabité, comme si, devinant ses intentions, il l’avait congédiée.
Elle redescendit à la voiture, dans laquelle Bose patientait en écoutant une espèce de musique métallique de péquenaud. Elle jeta son bagage sur la banquette arrière et prit place sur le siège passager. « Je ne savais pas que tu aimais la country.
— Ce n’est pas de la country.
— On dirait un chat de gouttière en train de baiser un violon.
— Un peu de respect. C’est du western swing classique. Bob Wills and the Texas Playboys. »
Enregistré avec une boîte de conserve et une ficelle, à ce qu’il semblait. « C’est ça qui te retient au Texas ?
— Non, mais c’est à peu près la seule chose que je regretterai. »
Il tapotait un rythme enjoué sur le volant quand son téléphone vibra. Une application mains libres afficha le numéro appelant dans le coin inférieur gauche du pare-brise. « Répondre », lança Bose. L’automobile coupa la musique et ouvrit la communication. « Bose à l’appareil.
— C’est moi, dit une voix perçante. Ariel Mather… c’est vous, agent Bose ?
— Oui, Ariel. Un problème ?
— C’est Orrin !
— Il va bien ?
— Je n’en sais rien, je ne sais pas où il est ! Il est sorti prendre un Coca au distributeur et il n’est pas revenu !
— D’accord. Ne bougez pas, attendez-nous. On arrive. » Sandra vit son expression changer, ses lèvres se raidir et ses yeux se plisser. Tu es différent, avait-elle dit, et c’était encore vrai, apparemment, comme si Bose avait en lui une grande réserve de calme… mais là, ce n’est pas du calme, se dit Sandra. Plutôt une pleine réserve de résolution farouche.
20
Récit de Turk
1
Alors que j’émergeais de l’anesthésie après l’opération, pas tout à fait réveillé et plus complètement endormi, un homme en feu m’est apparu, un homme en feu qui sautillait dans une mare de flammes, le regard fixé sur moi dans les ondulations de l’air surchauffé.
La vision avait toutes les caractéristiques d’un cauchemar. Sauf que ce n’était pas un rêve, mais un souvenir.
L’équipe médicale m’avait montré l’implant limbique avant de me l’installer. Je crois qu’ils ont pris ma réaction horrifiée pour une appréhension préopératoire.
Le nœud consistait en un disque noir flexible large de quelques centimètres et épais d’environ huit millimètres. Il était recouvert de petites excroissances en forme de têtes d’épingle, sur lesquelles pousseraient des fibres de tissu nerveux artificiel une fois le nœud alimenté en sang par les capillaires avoisinants. Aussitôt installé ou presque, il se connecterait au Réseau et ses nerfs artificiels rejoindraient la moelle épinière en quelques jours, puis commenceraient à s’insinuer dans les régions adéquates de mon cerveau.
L’équipe médicale m’a demandé si je comprenais tout cela. J’ai répondu que oui.
Puis : la piqûre d’une injection anesthésique, un tampon froid sur ma nuque, l’inconscience tandis que le chirurgien brandissait son scalpel.
L’homme en feu avait été gardien de nuit dans l’entrepôt de mon père à Houston.
Je ne le connaissais pas. Je l’avais tué sans préméditation et au tribunal, l’accusation de meurtre aurait pu être réduite à homicide involontaire. Mais je n’avais jamais été jugé.
Je n’ai raconté que deux fois cette histoire… une fois ivre et l’autre sobre, une fois à un inconnu et l’autre à la femme dont j’étais tombé amoureux. Mais je n’avais jamais tout dit et toujours inventé un peu. Même quand j’essayais sincèrement de me confesser, je m’empêtrais systématiquement dans les mensonges.
Les gens à qui je m’étais confessé n’existaient plus depuis dix mille ans, mais l’homme en feu restait prisonnier de ma conscience, dans laquelle il n’avait jamais cessé de brûler. Je venais de donner les clefs de ma conscience au Coryphée et j’ignorais ce que cela pourrait signifier.
2
Après l’intervention chirurgicale, ce n’est pas chez moi que j’ai d’abord remarqué du changement, mais chez les autres, surtout sur leurs visages.
J’ai ressenti certains des effets secondaires dont on m’avait parlé – vertiges, perte d’appétit –, mais peu prononcés et passagers. Ce n’était pas ce que je ressentais qui m’effrayait, mais ce que je pourrais ne pas ressentir… ce que je pouvais avoir perdu sans m’en apercevoir. Je remettais en cause chaque impulsion irréfléchie et je suis resté plusieurs jours renfermé sur moi-même, adressant à peine la parole même à Allison (elle avait de toute manière commencé à me manifester une espèce de mépris mélancolique que j’espérais sans aucune sincérité). Elle et moi savions ce qu’il fallait faire et que je n’étais pas encore prêt.
Les médecins avaient prescrit des exercices de ce qu’ils appelaient « aptitudes volitives interactives », c’est-à-dire la capacité à manipuler des surfaces de contrôle sensibles aux nœuds, des choses aussi simples qu’activer un affichage à la fois par le contact et par la volonté. Ce serait de ces compétences dont j’aurai besoin pour nous enfuir en avion de Vox, aussi me suis-je efforcé de les acquérir rapidement. Oscar, qui passait parfois surveiller mes derniers progrès, m’a apporté au cours d’une de ses visites une sélection d’appareils d’apprentissage destinés aux enfants voxais : des jouets-Réseau qui changeaient de couleur ou produisaient de la musique quand je le leur disais. Sauf que la plupart du temps, ils ne le faisaient pas. Le nœud n’avait pas fini de s’introduire dans les zones clés de mon cerveau, d’apprendre à intensifier ou diminuer l’activité d’endroits particuliers ; les boucles de rétroaction requises n’étaient pas encore toutes établies ou stabilisées. Oscar m’a conseillé d’être patient.