24
Récit de Turk
1
Isaac Dvali nous a rendu une nouvelle visite avant le jour prévu pour notre évasion. Comme la fois précédente, il nous a cachés aux capteurs intégrés du Réseau, mais je me suis demandé s’il ne restait pas un dispositif de surveillance en service, à savoir mon propre nœud. Si le Coryphée voulait savoir ce qui se passait, ne lui suffisait-il pas de regarder par mes yeux ?
« Ne commettez pas l’erreur de prendre le Coryphée pour une personnalité, a dit Isaac. Ce n’en est pas une. Et il ne peut pas faire ce que vous évoquez.
— Quand même… il est dans ma tête.
— Pas pour vous espionner. La vigilance est une fonction du Réseau. Le Coryphée essaiera d’influencer vos émotions et vos opinions inconscientes, mais il n’est pas encore complètement connecté. Pour l’instant, il ne peut pas agir, sinon par l’intermédiaire d’autres personnes. S’il veut vous parler, il devra se servir de la voix de quelqu’un d’autre.
— Tu crois qu’il voudrait ? Qu’il voudrait me parler ?
— Je crois qu’il fera tout ce qui est en son pouvoir pour vous empêcher de partir. »
Nous avons mis la dernière touche à nos plans, si simples étaient-ils. Allison et moi gagnerions séparément le niveau qui hébergeait les avions militaires. Il nous faudrait l’un des plus gros pour atteindre l’océan Indien et franchir l’Arc sans ravitaillement en carburant. Personne ne garderait le niveau – les sentinelles ne servaient pas à grand-chose dans une communauté étroitement connectée au Réseau –, mais le hasard voudrait peut-être qu’il y ait des civils ou des techniciens présents et qu’ils essayent d’intervenir, surtout si le Coryphée comprenait nos intentions. Une fois à bord, j’essaierais de faire sortir l’avion, et si j’y parvenais, il devait être possible ensuite de l’isoler (et mon nœud avec) de tout signal en provenance de Centre-Vox.
Pendant ce temps-là, Isaac nous protégerait de l’attention du Coryphée. Il restait à voir s’il avait assez d’influence pour faciliter notre évasion, mais au moins augmenterait-il nos chances.
Isaac se leva pour partir. Il hésita sur le seuil, enfant fragile autant que monstre lumineux, et demanda d’un ton presque mélancolique si nous avions d’autres questions. J’ai répondu non, Allison a secoué la tête.
« Soyez prudent, a-t-il dit en m’observant. Plus le nœud s’incruste en vous, mieux le Coryphée vous connaît. À un certain niveau, il négocie déjà avec vous. Il vous proposera tôt ou tard quelque chose que vous voulez. Et que vous aurez peut-être du mal à refuser. »
Dans le temps qu’il nous restait, je me suis entraîné avec les jouets-Réseau d’Oscar pour me rassurer sur mes capacités à en obtenir au moins neuf fois sur dix une réaction appropriée. Les surfaces de contrôle par Réseau de notre domicile (canaux vidéo, réglages de température, etc.) ne me posaient déjà plus vraiment de problèmes. Un avion militaire était nettement plus compliqué, mais n’exigeait guère de son pilote qu’une déclaration fiable d’intention. Je me pensais juste assez bon pour cela.
J’ai pris quelques heures de sommeil tandis qu’Allison surveillait les canaux vidéo. Le massacre des Fermiers l’avait mise d’humeur sombre et très méfiante. Les informations ont signalé quelques légers actes de violence partout dans Centre-Vox : une femme s’était suicidée en se jetant du haut de l’enceinte d’un niveau résidentiel. Un homme avait poignardé sa fille en bas âge avec un couteau de cuisine. Des vagues d’émotions contradictoires se propageaient presque trop rapidement pour que le Coryphée les identifie et les étouffe. Et il y a eu des nouvelles encore pires. Allison est venue me réveiller dans la chambre : « Il faut que tu voies ça. »
Je l’ai suivie. Elle voulait me montrer une vidéo tournée pendant un récent survol des machines des Hypothétiques. Au début de la séquence, celles-ci glissaient dans une vallée glaciaire sèche qui conduisait à la mer de Ross. Elles s’étaient rapprochées depuis la veille, bien entendu, mais je n’ai rien remarqué d’autre. L’angle de vision se modifiait peu à peu au fur et à mesure du cercle que le drone décrivait à distance de sécurité. Je me suis demandé ce que je devais chercher… puis cela m’a sauté aux yeux. Soudain, les structures des Hypothétiques se sont mises simultanément à se déformer et à se dissoudre.
Il n’est presque aussitôt plus resté sur le sol qu’un épais brouillard gris. La caméra a zoomé jusqu’à ce qu’il remplisse l’écran et apparaisse comme un grouillement granuleux de petits objets. En me servant de mes capacités Réseau pour superposer une échelle en unités métriques, j’ai vu que les objets avaient tous la même taille : un peu plus d’un centimètre sur leur axe le plus long.
Cela n’a fait que confirmer ce que je savais déjà : il s’agissait des mêmes papillons cristallins qui s’étaient agglutinés sur l’expédition d’avant-garde dans le bassin de Wilkes, mais en nombre considérablement plus élevé. Les machines des Hypothétiques avaient dû convertir la totalité de leur masse sous cette forme.
Le grouillement nébuleux se déplaçait comme une pointe de flèche en direction de la mer.
« Voilà comment ils arriveront », a dit Allison. Avec un regard qui signifiait : il faut partir TOUT DE SUITE.
2
Nous avions décidé de nous rendre séparément aux quais aériens. Allison avait établi un itinéraire qui évitait les quartiers les plus peuplés et elle est partie avant que l’éclairage des couloirs remonte à l’équivalent du plein jour. Le plan prévoyait que je la suive quelques minutes plus tard, histoire de conserver une certaine distance physique entre nous et d’endormir les soupçons que le Coryphée pourrait commencer à nourrir.
Mais peu après son départ, la porte a sonné. Je l’ai ouverte sur Oscar qui souriait d’un air nerveux. « Vous permettez que j’entre ? » a-t-il demandé, et je n’ai pas pu refuser.
Sur Terre, du moins dans mon enfance, j’avais entendu parler de poissons qui luisaient dans la mer, un phénomène appelé bioluminescence. Avec ma perception améliorée par le Réseau, il y avait un peu de cela dans le visage d’Oscar : un léger halo d’euphorie, tempéré par des éclairs de fatigue et de doute réprimé, avec tout en dessous un frémissement indigo de soupçon, aussi régulier qu’un battement de cœur.
Bien entendu, j’étais tout aussi transparent pour lui. C’était davantage du décryptage d’humeur que de la télépathie, mais il s’apercevrait malgré tout que je lui mentais. J’ai espéré que les troubles émotionnels que je n’arrivais pas à dissimuler passeraient pour une réaction normale à la crise.
« Treya est là ? a-t-il demandé.
— Non. Je ne sais pas quand elle rentrera.
— Excusez-moi. Je veux vous inviter… tous les deux. Venez chez moi, s’il vous plaît, monsieur Findley. Avec Treya. Ma famille est là. » Il rayonnait d’une sincérité vive mais superficielle, à la manière d’un poêle à bois qui irradie de la chaleur. « Nous arrivons au point culminant de cinq siècles d’histoire. Vous ne devriez pas rester seuls à un moment pareil.
— Merci, Oscar, mais non. »
Il m’a lancé un regard pénétrant. « Dommage que vous n’ayez pas décidé plus tôt de vous joindre au Réseau. Vous êtes très proche, mais je pense que vous n’arrivez toujours pas à comprendre la chance que vous avez, celle que nous avons tous, d’être en vie à ce moment de l’histoire.