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L’année précédente, j’étais tombé amoureux d’une fille qui s’appelait Latisha Philips, comme on tombe amoureux à dix-sept ans, stupidement, de tout son cœur : Latisha était plus grande que moi de trois centimètres et d’une telle beauté que je craignais presque chaque matin en me réveillant qu’elle s’aperçoive pouvoir trouver mieux que Turk Findley. Et elle était intelligente. Sans les campagnes d’austérité post-Spin qui avaient réduit les programmes de bourses d’études à leur plus simple expression, peut-être aurait-elle été admise dans une des prestigieuses universités privées du Nord-Est. Elle voulait devenir biologiste marin. Elle voulait sauver les océans de l’acidification. Elle participait à des manifestations locales contre le lancement d’aérosols au soufre.

Elle venait d’une famille ni riche ni pauvre d’un quartier voisin de la communauté fermée dans laquelle mon père possédait une maison. Je crois qu’ils étaient locataires. Je n’ai jamais parlé de Latisha à mon père car je savais qu’elle ne lui conviendrait pas. Il avait existé des Findley durs à la tâche au Texas et en Louisiane avant même que ces deux États fassent partie de l’Union, et mon père avait reçu parmi son héritage un racisme si déplaisant qu’il avait vite appris à le cacher en bonne société. Istanbul avait été particulièrement éprouvant pour lui, mais il trouvait largement de quoi se plaindre à Houston. À la maison, il se débarrassait de son vernis de tolérance comme on enlève une paire de chaussures trop étroites. Le monde se bâtardisait, disait-il, et il savait exactement à cause de qui. J’ignore si ma mère partageait ses opinions, elle n’en a jamais parlé, en tout cas : comme moi, elle avait appris à ne faire que semblant d’écouter les diatribes de mon père.

C’était un racisme presque archaïque, vénéneux mais inoffensif, du moins le pensais-je. Je n’avais pas particulièrement envie malgré tout de présenter mon père à Latisha, qui se trouvait être noire. J’avais déjà fait connaissance avec sa famille : son père était pharmacien, sa mère, venue vingt ans plus tôt de République dominicaine s’établir à Houston, travaillait au supermarché Wal-Mart. Tous deux m’avaient toujours traité avec une cordialité prudente mais sincère.

J’ai suivi la vieille voie ferrée jusqu’à ce que je me retrouve face aux quais de chargement de l’entrepôt de mon père. J’ai trouvé entre deux contreforts en béton un espace sombre dans lequel je me suis accroupi là où on ne me verrait pas, même s’il y avait peu de risques que quelqu’un passe. L’entrepôt était fermé, et s’il arrivait à mon père d’y rester tard pour s’occuper des imprévus, il était rentré ce soir-là dîner, puis s’installer avec un verre dans le canapé pour regarder d’un air mauvais une chaîne d’informations continues. La pluie tombait sans discontinuer. J’étais trempé et je frissonnais, même après la chaleur étouffante de la journée… la pluie tombait d’un endroit plus froid et plus élevé que ces ruelles recluses. J’ai observé attentivement l’entrepôt pendant une demi-heure. De mes précédentes reconnaissances, j’avais conclu qu’il n’y aurait plus après minuit que le gardien de nuit, un paumé maigre comme un clou recruté par mon père à la gare routière. En surveillant les fenêtres, j’avais même déterminé ses habitudes : quinze minutes de ronde toutes les heures au rez-de-chaussée et à l’étage, le reste du temps dans une petite pièce pourvue d’une fenêtre dépolie à armature métallique. Vu les fluctuations de lumière, sans doute y avait-il un moniteur vidéo à l’intérieur.

Je savais que cela poserait des problèmes avec mon père, mais c’était du sérieux, Latisha et moi. Nous avions même parlé de nous marier. Ou de nous « enfuir ». De faire en sorte de ne rien dire à mon père tant qu’il pouvait nous gêner. Nous n’avions pas fixé de date parce que Latisha méritait au moins d’essayer de faire les meilleures études qu’elle pouvait se payer. Mais nous avions bel et bien des plans. Enfin, à ce que je croyais.

Ces plans étaient assez concrets pour qu’un jour je me sois confié à ma mère dans la cuisine. Elle m’avait écouté attentivement jusqu’au bout, puis avait dit en se laissant aller contre son dossier : « Je ne sais plus où est le bien et où est le mal, à supposer que je l’aie su un jour. Mais si tu fais ça, il vaut sans doute mieux que tu quittes la maison. » Elle avait ensuite ajouté d’un ton plaintif : « J’aimerais faire la connaissance de Latisha. Quand ça deviendra possible. D’ici là, je ne dirai pas un mot à ton père. »

Je suis certain qu’elle ne comptait pas lui en parler. Mais quelque chose a dû éveiller les soupçons de mon père pendant l’été, je ne sais pas quoi : un SMS que j’aurais oublié d’effacer, une conversation téléphonique qu’il aurait surprise. Ce n’est pas à moi qu’il avait demandé des explications, mais à ma mère, qui avait cédé et raconté ce qu’elle savait.

Mon père était partisan de l’action directe. Je n’ai su qu’il avait fait quelque chose qu’au moment où je n’ai plus réussi à joindre Latisha. Je suis allé chez elle, où ses parents ont refusé de me laisser lui parler : elle avait décidé de rompre avec moi, d’après eux. Possible, mais je n’y croirais pas tant que je ne lui aurais pas parlé. J’ai surveillé leur maison, mais n’ai vu Latisha que les deux fois où elle est sortie avec sa mère.

Je lui ai fait passer un message par l’intermédiaire d’une fille de sa connaissance, avec une adresse IP mieux protégée (j’en avais changé sans le dire à mes parents). Ce soir-là, j’ai attendu une réponse, mais celle que j’ai fini par recevoir était abrupte et sans un mot d’excuses.

Désolée Turk ton père a proposé au mien de payer mes études à condition qu’on se sépare, un deal merdique mais mes vieux y tiennent, ma seule chance pour une bonne fac et tout, pas trop fiers pour refuser le fric d’un sectaire, etc. Je les enverrais bien au diable mais quel genre de vie on pourrait avoir, fauchés et jeunes + même si je t’aime combien de temps avant qu’on commence à se détester pour ce que l’amour nous coûte ? Ne t’en prends qu’à moi pour ça je sais que j’ai le choix et je fais sans doute le mauvais mais c’est ma vie et je dois penser à l’avenir. Suis en larmes, n’écris plus stp.

C’est grâce à ce bâtiment bas en briques que mon père avait pu acheter notre maison, notre piscine, les vêtements que je portais, ainsi que la sédition et la trahison de mes meilleurs espoirs. Cet entrepôt et les affaires qu’il y menait avaient causé la tristesse chronique de ma mère et mon humiliation complète. Voilà pourquoi il m’était venu à l’idée, avec la force d’une révélation, de réduire ce bâtiment en cendres. Pour arriver à la vengeance, oui, mais aussi à la purification par le feu. J’avais lu que, sur les champs de bataille, on cautérisait parfois les plaies qu’on n’arrivait pas à empêcher de saigner. Je saignais et cet entrepôt était ma plaie.

La pluie gargouillait dans un égout à mes pieds, où se sont échoués des morceaux de papier, des mégots de cigarettes et un vieux préservatif pâle et flasque comme une méduse. Le gardien de nuit faisait sa ronde. Je voyais le faisceau de sa torche passer sur les hautes fenêtres quand il changeait de pièce. J’ai attendu qu’il arrive (selon mes calculs) à l’extrémité du bâtiment avant de traverser les quais de chargement et de gravir les quelques marches qui menaient à l’entrée de service de l’entrepôt, une porte métallique peinte en kaki. On avait installé à côté un verrou à deux étapes : une clé physique donnait accès à un pavé numérique. J’avais pris la clé dans le tiroir du haut du bureau de mon père à la maison et je me souvenais du code pour avoir vu mon père le composer la dernière fois qu’il m’avait emmené (je m’en rappelais parce qu’il m’avait paru d’une simplicité ridicule : c’était son année de naissance).