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Quelle que soit la somme qu’il avait convenu de payer pour les études de Latisha, mon père pensait sans doute avoir fait une bonne affaire. Il n’étalait jamais sa fortune, mais j’avais vécu assez longtemps chez lui pour surprendre à l’occasion des références voilées à des comptes offshore et à des contrôles fiscaux mis en échec par de coûteux avocats. Il n’aurait eu aucune difficulté à m’envoyer à Yale si j’avais montré la moindre disposition pour le travail scolaire. Il n’avait toutefois pas dépensé d’argent pour l’entrepôt : le couloir intérieur avait été recouvert d’une vilaine peinture laquée jaune, le sol revêtu d’un linoléum ocre, l’éclairage au plafond limité à des tubes néon constellés de chiures de mouche. Une porte sur la droite donnait sur la zone de stockage et d’expédition, un escalier sur la gauche montait dans les bureaux.

J’avais prévu d’inonder le couloir d’alcool, d’allumer le feu, de déclencher l’alarme près de la sortie (afin de ne pas prendre le gardien de nuit par surprise) et de m’enfuir. L’incendie s’étendrait ou serait rapidement maîtrisé, il causerait des dégâts significatifs ou représenterait une simple contrariété financière de plus pour mon père, je serais pris et puni ou je quitterais la ville et changerais de nom – je n’en savais rien et cela n’avait aucune importance. Rien ne comptait sinon ma fureur et mon humiliation. J’ai donc sorti le bidon du sac en plastique. Je l’ai posé par terre, je l’ai débouché et je l’ai fait basculer.

Le sol s’était affaissé au fil des ans. Le liquide a formé une flaque qui s’est étendue vers l’intérieur du bâtiment. Il puait à vous mettre les larmes aux yeux. Il a rempli les crevasses du linoléum et s’est répandu tranquillement dans le couloir, en formant parfois des mares. Il semblait y en avoir bien davantage que pouvait en contenir un bidon de deux gallons.

J’ai sorti la pochette d’allumettes et ôté l’emballage qui l’avait protégée de la pluie. Elles étaient sèches, mais ma main trempée en a gâché deux avant d’arriver à obtenir une flamme qui tienne. Je me suis demandé si les vapeurs à l’intérieur du couloir n’étaient pas elles-mêmes inflammables, si je n’allais pas me retrouver immolé par mon acte de vengeance. J’ai décidé que je m’en fichais.

Je lançais l’allumette quand la porte à ma droite s’est ouverte sur le gardien de nuit.

Peut-être y avait-il une caméra dans le couloir, même si je n’en avais pas vu, peut-être entrer suffisait-il à déclencher une alarme dans le bureau du gardien de nuit. Peut-être aussi allait-il juste pisser. Toujours est-il qu’il se tenait soudain à deux mètres de moi dans le couloir et qu’il ne me quittait pas des yeux. C’était un type maigre vêtu d’un jean et d’une chemise à col ouvert tachée de sueur, avec une grosse tête osseuse et des cheveux rasés. Il ne devait pas être beaucoup plus âgé que moi. Ses yeux se sont écarquillés de surprise. Un ruisseau de liquide inflammable a contourné ses vieilles chaussures marron.

Il a ouvert la bouche pour dire quelque chose, mais j’avais déjà lancé l’allumette, qui a tournoyé dans les airs en laissant derrière elle des volutes de fumée. Surpris, j’ai eu le temps de reculer d’un pas. Le gardien de nuit est simplement resté bouche bée. Je ne crois pas qu’il ait compris ce qui allait se produire.

Les flammes bleues ont parcouru toute la surface du liquide, puis contourné les chaussures du gardien. Une frontière critique entre les vapeurs et l’air s’est alors embrasée. Il y a eu une bouffée massive d’air chaud qui m’a repoussé. Je me suis précipité dehors dans la pluie. Le seuil n’était plus qu’un rideau de flammes et de fumée, mais je voyais de l’autre côté le gardien de nuit en train de brûler. Il a essayé de s’enfuir, ce qui aurait pu lui sauver la vie, mais ses jambes se sont dérobées. Il a donné l’impression d’entamer une espèce de danse avant de basculer dans le liquide enflammé. Le revêtement sec brûlait comme du petit bois. L’homme a eu l’air de hurler, mais je n’entendais rien à cause du rugissement et de la morsure des flammes.

J’ai pensé à Allison en route pour les quais aériens. Peut-être y était-elle déjà et attendait-elle. Elle m’attendait, moi, le reste de Vox attendant quant à lui son billet pour le paradis.

« Vous n’avez pas besoin de porter seul ce fardeau », a dit Oscar. Il parlait d’une voix aussi indulgente et aussi impassible que le pasteur du temple baptiste où ma mère m’emmenait dans mon enfance. « Nous le porterons avec vous, monsieur Findley. Le Coryphée le portera avec vous, une fois votre interfaçage terminé. »

L’implant limbique faisait son travail. J’étais cruellement tenté d’accepter son offre de salut, tout comme je l’avais été chez les baptistes, à l’époque où mes péchés étaient triviaux. Déposez votre fardeau, jeune homme. Déposez-le aux pieds de votre sauveur. Enfant déjà, j’avais compris pourquoi tant d’âmes en peine venaient jusqu’à l’autel. Le Coryphée me connaissait, en parole et en action, au-dedans et au-dehors. Mes péchés étaient les siens.

Oscar m’observait attentivement. « Mais vous n’êtes toujours pas prêt à faire ce dernier pas. Qu’un régime de vos pairs vous pardonne sans condition, vous le voulez, mais vous ne l’acceptez pas. »

Un pardon qui ne durerait que le temps nécessaire aux Hypothétiques pour se montrer. À moins que je ne me sois aussi trompé là-dessus ? Vox serait peut-être vraiment sauvé, Vox vivrait peut-être éternellement. Une présence dans ma tête l’affirmait avec insistance. « Je ne suis pas sûr que tout péché mérite absolution, ai-je dit.

— Votre victime est morte depuis dix mille ans. Se cramponner à une tragique erreur de jugement est vain et inutile.

— Je ne parle pas forcément de mes péchés.

— Ah ? De ceux de qui, alors ?

— Ce n’était pas un simple meurtre, Oscar. La mort de tous ces fermiers. C’était un génocide. »

Je ne sais pas ce qu’Oscar a vu sur mon visage, mais cela l’a fait tressaillir. Il a soudain étincelé d’incertitude. « Les Fermiers n’auraient jamais été enlevés par les Hypothétiques, leur mort a toujours été inévitable.

— Ils n’étaient là que parce que Vox les avait réduits en esclavage et amenés ici.

— Ils étaient là par la force des choses.

— Quelqu’un a pris la décision.

— Nous l’avons tous prise !

— Et vous vous êtes tous pardonnés de l’avoir prise.

— C’est le Coryphée qui nous a pardonné. Le Coryphée est notre conscience.

— Sans vouloir vous offenser, Oscar, vous n’avez pas l’impression qu’une conscience qui est capable de rationaliser un génocide a peut-être un problème ? »

Il m’a dévisagé, irradiant des pics violets de colère et de ressentiment. Puis il a haussé les épaules. « Vous n’avez pas vécu assez longtemps avec votre nœud. Vous comprendrez bientôt. »

C’est ce qui me fait peur, ai-je pensé.

« Tout ça n’a plus d’importance, a-t-il dit. Venez avec moi. »

J’ai voulu le faire. Toute ma vie d’adulte, je l’avais passée dans la lumière crue de l’homme en train de brûler. J’avais envie de laisser le Coryphée endosser mes péchés. Et s’il fallait payer cela par l’oubli ou la mort, peut-être n’était-ce que justice tardive. Au moins mourrais-je sans tache.