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— Vous vous attendiez à me trouver là ?

— Nous savons par expérience comme par observation de quelle manière se répare et se rétablit le corps des Hypothétiques. Nous savons, grâce aux preuves géologiques, que le cycle se répète tous les neuf mille huit cent soixante-quinze ans. Et les archives historiques nous apprennent que certaines personnes ont été prises dans le cycle de renouvellement au milieu du désert équatorien… vous, par exemple. Ce qui entre, ressort. C’était prédit presque à l’heure près. » Sa voix s’est faite respectueuse. « Vous avez été en présence des Hypothétiques. Ce qui vous rend spécial. C’est pour ça qu’on a besoin de vous.

— Besoin de moi pour quoi ?

— L’Arc qui relie Équatoria à la Terre a cessé de fonctionner il y a plusieurs siècles. Personne n’est allé sur Terre depuis. Mais nous croyons pouvoir faire le voyage, du moment que vous et les autres nous accompagnez. Vous comprenez ? »

Non, mais je n’ai rien dit. « Vous avez parlé des “autres”… lesquels ?

— Ceux qui ont été emportés dans le cycle de renouvellement des Hypothétiques. Vous y étiez, Turk Findley. Vous avez dû le voir, même si vous ne vous en souvenez pas. Un Arc qui sortait du désert, très grand, mais moins que ceux qui relient les mondes. »

Je m’en souvenais à la manière dont on se souvient d’un cauchemar à la lumière du matin. Il avait provoqué des séismes mortels. Il avait attiré de tout le Système solaire les machines des Hypothétiques, qui étaient tombées du ciel comme des cendres toxiques. Il avait tué des amis à moi. Treya l’appelait « Arc temporel » et sous-entendait qu’il faisait partie d’un cycle dans la vie des Hypothétiques. Mais nous ne le savions pas, à l’époque.

J’ai frissonné, malgré la tiédeur de l’atmosphère et les médicaments de réconfort qui circulaient dans mon sang.

« Ça vous a pris et ça vous a maintenu presque dix mille ans en stase. Ça vous a marqué, Turk Findley. Les Hypothétiques vous connaissent. Voilà pourquoi vous êtes importants. Vous et les autres.

— Dites-moi leurs noms.

— Je ne les connais pas. On m’a spécifiquement affectée à vous. Si le Réseau fonctionnait correctement… mais bon. » Elle a hésité. « Ils étaient sans doute à Centre-Vox au moment de l’attaque. Vous pourriez être le seul survivant. C’est pour ça qu’il faut qu’on vienne nous chercher. Ils viendront dès que possible. Ils nous retrouveront et nous ramèneront. »

Malgré ses paroles, le ciel restait bleu et vide.

L’après-midi, j’ai exploré les environs, en restant en vue du camp et en ramassant du petit bois pour le feu. Sur cette île de l’archipel Vox, beaucoup d’arbres donnaient des fruits comestibles, à ce que m’avait dit Treya, aussi en ai-je également ramassé. J’ai rassemblé le petit bois en fagot avec un morceau de ficelle plate récupérée sur la chaloupe et j’ai fourré les fruits – des cosses jaunes grosses comme des poivrons – dans un sac de toile, lui aussi de récupération. C’était agréable de se rendre utile. À part un chant d’oiseau de temps en temps, et le bruissement des feuilles, je n’entendais que ma respiration et mes pas dans l’herbe du pré. Le paysage vallonné aurait été apaisant, sans la colonne de fumée qui continuait à salir l’horizon.

Je pensais à cette fumée en revenant au camp. J’ai demandé à Treya si l’attaque avait été nucléaire et si nous devions nous inquiéter des retombées ou des radiations. Elle n’en savait rien… il n’y avait pas eu d’attaque thermonucléaire sur Vox « depuis les Premières Guerres orthodoxes », plus de deux siècles avant sa naissance. L’histoire qu’elle avait apprise n’en détaillait pas les effets.

« J’imagine que ça n’a pas d’importance, ai-je dit. Ce n’est pas comme si on y pouvait quoi que ce soit. Et le vent nous est favorable, apparemment. » Les volutes de fumée avaient commencé à s’élargir parallèlement à notre position.

Treya a froncé les sourcils et s’est abrité les yeux pour regarder dans cette direction. « Vox est un navire motorisé, a-t-elle dit. Nous nous trouvons à sa poupe… nous devrions être sous le vent de Centre-Vox.

— Ce qui veut dire ?

— Que nous dérivons peut-être. »

Je ne savais pas ce que cela pourrait impliquer (ni comment on arrivait à diriger un vaisseau de la taille d’un petit continent), mais cela confirmait que Centre-Vox avait subi d’importants dégâts et que les secours n’arriveraient peut-être pas aussi rapidement que Treya l’espérait. Elle avait dû parvenir à la même conclusion. Elle m’a aidé à creuser un petit trou pour notre feu, mais d’un air maussade et sans beaucoup communiquer.

Nous n’avions pas d’horloge pour compter les heures. J’ai dormi une fois dissipé l’effet des stimulants. Quand je me suis réveillé, le soleil effleurait l’horizon et il faisait plus frais. Treya m’a montré comment utiliser un de nos outils de récupération pour mettre le feu au petit bois que j’avais ramassé.

Devant les flammes qui crépitaient, j’ai ensuite réfléchi à notre position… c’est-à-dire à la position physique de Vox par rapport à la côte d’Équatoria. De mon temps, Équatoria était un avant-poste colonisé dans le Nouveau Monde, la planète qu’atteignait un bateau parti de Sumatra en traversant l’Arc des Hypothétiques. Si Vox voulait arriver sur la Terre, il lui faudrait aller traverser dans l’autre sens cet Arc sur Équatoria. Aussi n’ai-je pas été surpris quand son sommet a commencé à luire dans le ciel de plus en plus sombre, juste après le coucher du soleil.

L’Arc était une construction des Hypothétiques, bâtie à leur échelle incompréhensible. Sur Terre, ses piliers étaient enfoncés au fond de l’océan Indien et son apex sortait de l’atmosphère de la planète. Son jumeau sur Équatoria avait la même taille et pouvait même être, d’une certaine manière, le même objet physique. Un Arc, deux mondes. Son sommet a continué à refléter la lumière du soleil longtemps après le crépuscule, filet d’argent très haut dans le ciel. Dix millénaires ne l’avaient pas changé. Treya a tranquillement levé les yeux en murmurant des paroles paisibles dans sa propre langue. Je lui ai ensuite demandé s’il s’agissait d’une chanson ou d’une prière.

« Les deux, peut-être. On pourrait dire que c’est un poème.

— Vous pouvez me le traduire ?

— Ça parle des cycles du ciel, de la vie des Hypothétiques. Le poème dit que les débuts et les fins n’existent pas.

— Je n’en sais rien.

— J’ai bien peur qu’il y ait beaucoup de choses que vous ne sachiez pas. »

Elle semblait indubitablement malheureuse. Je lui ai dit que je ne comprenais pas ce qui était arrivé à Centre-Vox, mais que j’étais désolé pour elle.

Elle m’a souri d’un air triste. « Et moi, je suis désolée pour vous. »

Je n’avais pas envisagé ce qui m’était arrivé sous cet aspect-là, comme une perte, quelque chose à pleurer. Mais elle avait raison : je me trouvais irrévocablement à cent siècles de chez moi. Tout ce que je connaissais et auquel j’étais habitué avait disparu.

Mais j’avais essayé presque toute ma vie de dresser un mur entre moi et mon passé, sans jamais y parvenir. Il y a des choses dont on vous prive, d’autres que vous abandonnez… et d’autres encore que vous emportez avec vous, monde sans fin.

Le lendemain matin, Treya m’a administré une autre dose de la réserve apparemment inépuisable de produits pharmaceutiques dont elle disposait. C’était la seule consolation qu’elle pouvait proposer et je l’ai acceptée de bon cœur.