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Bose sauta sur ses pieds. « Reste ici. Garde ton téléphone sous la main. Appelle-moi si tu vois Orrin. Ou quoi que ce soit d’autre que j’aie besoin de savoir. Sinon, ne bouge pas tant que je ne te donne pas de nouvelles.

— Bose ! protesta-t-elle.

— Je t’aime », dit-il, d’une façon exaspérante et pour la première fois.

Il sortit avant qu’elle puisse refermer la bouche. Elle le vit par la fenêtre traverser le parking en longeant une clôture parallèle à la rue et sans se soucier de la pluie, qui le trempa en un instant.

L’adolescent au comptoir avait dû remarquer son expression stupéfaite. « M’dame ? lança-t-il charitablement. Vous voulez un café ou quelque chose ?

— Dingue, lâcha-t-elle à voix haute.

— Pardon, m’dame ?

— Pas vous. »

26

Récit d’Allison

1

J’ai attendu Turk au milieu des avions sur les quais aériens loin au-dessus de la ville.

J’avais pris un itinéraire détourné, par les calmes terrasses tribord et les verdoyants couloirs ombragés que Treya avait tant aimés dans son enfance. Chaque jardin et porte sur le chemin croulait sous les (ses) souvenirs. Comment ne pas avoir de peine ? Vox mourait et je ne pouvais rien y faire… Je ne pouvais rien pour les amis perdus, la famille qui m’avait ostracisée ou la ville que j’avais aimée autrefois. Rien sinon emporter mes souvenirs et mes appréhensions dans un endroit plus sûr, à plusieurs mondes de distance.

Les quais aériens consistaient en une terrasse ouverte protégée de l’atmosphère toxique par un toit électrostatique. Des avions voxais étaient alignés sur cette grande surface plane, comme plantés là, cultures argentées dans un jardin mécanique. Les équipes de vol et de maintenance étaient rentrées chez elles retrouver leurs familles. Le bruit de mes pas rappelait celui de gouttes d’eau tombant dans une pièce vide.

J’ai trouvé au pied d’un mât d’éclairage un endroit discret où je me suis assise. L’attente a été désagréablement longue. J’ai commencé à croire que Turk pourrait ne pas venir. Peut-être l’en avait-on empêché. Peut-être avait-il choisi de ne pas venir. Le nœud avait fini par s’insinuer dans les régions de son cerveau responsables de l’amour, de la loyauté, des besoins et désirs, et le réseau neural se faisait de seconde en seconde plus subtil et plus efficace. Le Coryphée chantait un doux et agréable refrain dans la chambre de réverbération de son cortex préfrontal médian.

Et s’il ne venait pas ? Mais c’était une question facile : dans ce cas, je mourrais ici. Selon toute probabilité, les machines des Hypothétiques désassembleraient puis absorberaient Centre-Vox comme elles l’avaient fait avec l’expédition d’avant-garde sur la plaine antarctique, et tout serait terminé. J’ai senti monter en moi une peur incontrôlable. Pas celle, prévisible, de mourir, mais celle très spécifique et très voxaise de mourir seule…

J’ai entendu à ce moment-là une porte coulisser un peu plus loin dans l’une des capsules de transport. Je suis restée cachée le temps de m’assurer qu’il s’agissait bien de Turk. Il est sorti du transport vertical d’un pas raide, peut-être réticent, l’air éteint et hagard. Je l’ai appelé et j’ai couru vers lui.

Communauté paisible dans laquelle la criminalité n’existait pas, Vox n’avait pas besoin de sécurité interne et se contentait de la vigilance de routine du Réseau. Vox avait cependant été longtemps en guerre contre des puissances extérieures, principalement les communautés bionormatives des Mondes du Milieu et des Mondes Anciens. Nos avions étaient des armes de guerre, et protégées comme telles.

J’en ai choisi un grand mais peu armé, du genre qui servait au transport de matériel ou de troupes. L’écoutille d’accès était une interface Réseau comme celles dont Turk avait récemment appris de lui-même à se servir. Quand j’étais Treya, il m’aurait suffi pour l’ouvrir de poser la main sur la surface de contrôle en faisant mentalement défiler les options. Mais j’avais perdu cette faculté en même temps que mon nœud. En tant qu’Allison, seules les applications et dispositifs voxais les plus simples me restaient accessibles. Le problème, c’était que Turk manquait d’expérience et peinait visiblement à focaliser ses intentions. Peut-être, à ce moment-là, ne savait-il pas trop ce qu’il voulait vraiment. Nous avons attendu un long moment en retenant notre respiration, puis l’écoutille a coulissé.

Nous sommes entrés et l’éclairage intérieur s’est activé. Je me suis dépêchée de vérifier que l’appareil était complètement avitaillé, y compris en vivres et en eau, pour nous permettre de passer sur Équatoria par l’intermédiaire de l’Arc. Les casiers de stase étaient approvisionnés à leur maximum. Aucune lumière ou sonnerie d’alarme, ce qui signifiait que nous pouvions partir. Turk s’est assis à l’avant. On pouvait piloter l’appareil depuis n’importe quelle surface de contrôle sans avoir besoin de visualiser où on allait. Mais Turk, qui avait été pilote dans sa vie antérieure, pilotait au regard et au mouvement. Dès qu’il a établi une interface, il a créé une fenêtre virtuelle sur la paroi devant lui, comme s’il se trouvait dans un cockpit à l’ancienne. J’ai soudain vu devant nous le hangar tout entier… ce qui m’a fait me sentir vulnérable : j’aurais préféré une paroi vierge.

Mais si cela aidait Turk, soit. Je me suis assise à côté de lui en cherchant du regard si quelque chose à l’extérieur montrait que nous avions été repérés. Cela n’a pas tardé : des lumières jaunes ont clignoté sur les capsules de transport. Nous allions avoir de la compagnie. J’ai trouvé surprenant qu’elle ait tant tardé, mais peut-être Isaac était-il intervenu. « Il faut qu’on parte, ai-je dit. Tout de suite. » On ne pouvait pas prendre le contrôle de l’appareil depuis l’extérieur… du moins, à ce qu’il me semblait, mais si un deuxième avion se lançait à notre poursuite, nous pourrions en théorie être interceptés ou abattus.

L’appareil n’a pas bougé. « J’en bave pour garder le menu devant moi », a chuchoté Turk en visualisant un affichage que je ne voyais pas. De la sueur lui perlait au front.

« C’est comme avec les interfaces de perfectionnement. On a juste besoin de décoller. »

À l’extérieur, la capsule de transport la plus proche a déversé un groupe de soldats.

« Maintenant, Turk. Sinon on reste. »

Il m’a regardé d’un air désespéré.

« Je ne veux pas mourir ici », ai-je ajouté.

Il a hoché la tête, fermé les yeux et avalé sa salive. Tout à coup, le sol s’est éloigné sous nos pieds.

2

Notre avion a traversé la barrière électrostatique et pénétré dans un jour trouble.

Soudain Vox n’était plus qu’une parcelle sombre à la surface de la mer de Ross, beaucoup plus bas que nous, entouré comme d’un récif sous-marin par les îles sabordées des Fermiers. Nous sommes montés à une vitesse vertigineuse jusqu’à ce que l’océan se perde dans la brume, jusqu’à ce que nous traversions un banc de nuages qui allait d’un horizon à l’autre.

Turk a confirmé notre destination aux protocoles embarqués de l’avion et a réussi à interdire l’accès à tout signal en provenance de Vox. Ce qui a aussi isolé son nœud de l’activité du Coryphée : il a frissonné, puis secoué la tête comme pour s’éclaircir les idées. Il a ordonné au véhicule de nous prévenir en cas de poursuite (il n’y en a pas eu, sans doute grâce à Isaac) et s’est écarté des surfaces de contrôle, pâle et éreinté. Les nuages en bas semblaient aussi inhospitaliers qu’un massif de montagnes désertiques.