Il m’a regardée, les yeux plissés. Je me suis souvenue de cette impression, celle de Treya quand le Réseau était tombé en panne, comme si on avait privé le monde de toute couleur et de toute sensation. « Promets-moi une chose, a-t-il dit.
— Laquelle ?
— Ce truc qu’ils m’ont accroché à la colonne vertébrale… promets de me l’enlever une fois arrivés. »
J’en ai fait la promesse solennelle.
Une fois arrivés. Nous n’avions pas vraiment pu discuter de l’endroit.
À Centre-Vox, j’avais passé beaucoup de temps à visualiser des extraits des archives voxaises (en ne me servant que d’interfaces manuelles, ce qui était lent et frustrant) et à lire les histoires qu’on avait préparées pour Turk. Vox avait été persécuté pendant des siècles par des démocraties corticales jalouses, du moins à ce qu’on m’avait enseigné. Mais sans le Coryphée pour mener la revue, ces histoires familières semblaient ambiguës et même dérangeantes. Les fondateurs de Vox avaient constitué l’aile activiste d’un système de croyance radical. Rejetés par les majorités bionormatives des Mondes du Milieu à cause de leurs expériences avec la technologie interdite des Hypothétiques, ils avaient choisi de créer leur propre régime fermé, une démocratie limbique à métaphysique intégrée.
Vox avait dû sembler, du moins au début, un exemple juste un peu plus excentrique de ces nombreuses communautés d’îles artificielles qui s’étaient développées sur les océans d’Ester, un monde aquatique parmi ceux du Milieu. Les fondateurs avaient abandonné leurs expériences avec la biotechnologie des Hypothétiques au profit d’une croyance en une union finale entre humains et Hypothétiques, ce qui les conduisait à sanctifier quiconque avait été touché par ces derniers… à commencer par Jason Lawton, à l’aube de l’ère du Spin, et en incluant d’innombrables sectaires de la longévité, d’anciens Quatrièmes Âges martiens et les âmes intrépides ou malchanceuses enlevées par les Arcs temporels.
La majorité bionormative était le méchant récurrent de l’histoire voxaise. Ester avait interdit les communautés neurales limbiques peu après les tragédies de Hyum et de Loi, forçant ainsi Vox à lever l’ancre pour entamer son pèlerinage de plusieurs siècles vers la Terre. Mais sur la plupart des planètes de l’Anneau – surtout Ester et Port Nuage –, les démocraties corticales prospéraient encore et toujours. Une fois arrivés signifiait, à long terme, une fois sur un de ces paisibles et florissants Mondes du Milieu.
J’y ai réfléchi après le crépuscule, alors que nous volions vers le nord. Turk a mangé sans appétit, levant et baissant la tête pour regarder la surface désolée de la Lune et les nuages toxiques. Ses pensées vagabondaient sur d’anciennes peines. « On a bien bousillé cette planète, hein ? a-t-il dit.
— Ça dépend de qui est ce on.
— Les gens en général. Et ma génération en particulier, j’imagine. »
Ce que nous avions sous les yeux témoignait amplement de l’échec de l’humanité. Les nuages étaient d’une beauté étrange, mais la lueur de la Lune s’y reflétait teintée d’un vert vénéneux. « Possible, ai-je répondu. Sauf que tout n’est pas encore terminé. Combien y avait-il d’habitants sur Terre, quand tu en es parti ? Six ou sept milliards ?
— À peu près.
— Mais les humains ne vivent plus uniquement sur Terre. On en trouve sur tous les mondes de l’Anneau. Tu sais combien il y a de personnes en vie, en ce moment, dans l’Anneau des Mondes ? Presque cinquante milliards. Et ce n’est pas une prolifération toxique, comme sur Terre. Cinquante milliards d’êtres humains vivant en relation étroite avec leur environnement, vivant relativement heureux. En tant qu’espèce, nous n’avons pas échoué, mais réussi.
— C’est ça que fuyait Vox ? Une réussite ?
— Eh bien, Vox… Vox ne fuyait pas les Mondes du Milieu, mais courait vers les Hypothétiques.
— Ce ne sont pas eux qui ont lancé une attaque nucléaire sur Centre-Vox.
— Les Mondes du Milieu ne sont pas le paradis. Les gens restent des gens, avides et imprévoyants, en général. Mais ils ont appris à prendre de meilleures décisions.
— En se mettant des câbles dans la tête ? »
Il a caressé la bosse sur sa nuque, peut-être sans s’en apercevoir. « Pas tout à fait », ai-je répondu. Mais ce n’était pas le concept de démocratie corticale qui lui posait problème. « Turk, il s’est passé quelque chose ? Entre mon départ de chez nous et ton arrivée sur les quais aériens ?
— Non, rien d’important. »
Je n’avais pas besoin du Réseau pour voir qu’il mentait. « Tu veux m’en parler ?
— Pas maintenant. Peut-être quand on sera arrivés. »
Nous étions encore à deux heures de l’océan Indien quand l’alarme de l’avion s’est déclenchée.
Je dormais. Peu confiant dans les capacités de l’appareil à voler sans surveillance, Turk avait tenu à monter la garde à l’avant, mais j’étais trop épuisée pour lui tenir compagnie. Je m’étais donc glissée sur une couchette et j’avais fermé les yeux. Quand je les ai rouverts, l’alarme retentissait.
Je me suis précipitée à l’avant. Turk s’était déjà synchronisé avec l’interface de l’appareil, et à en juger par son expression frustrée, il avait du mal à maîtriser les contrôles. La paroi était toujours une fenêtre. La lune s’était couchée et le ciel obscurci, sauf à l’extrémité supérieure de l’Arc, désormais proche du zénith, sur laquelle se reflétait une lueur rougeâtre qui serait notre lever de soleil dans deux autres heures.
J’ai posé la main sur l’épaule de Turk. Il a levé les yeux en disant : « J’ai un message d’avertissement que je ne sais pas déchiffrer.
— D’accord. Tu peux l’afficher sur le mur, que je le voie aussi ? »
Il y est parvenu. L’affichage a semblé se superposer au ciel nocturne. C’était une signature radar accompagnée de relevés de poursuite. « Il a détecté quelque chose, a dit Turk, mais je n’arrive pas à lire la distance ou la trajectoire. »
Nous poursuivait-on ? Non : l’objet repéré par l’avion se trouvait plus haut et au nord-est. « L’avion nous a alertés parce que cette zone devrait être déserte, ai-je expliqué. Je ne sais pas ce que c’est que ce truc, mais il n’a pas l’air de contrôler sa trajectoire. C’est balistique. »
Il tombait, autrement dit. Sans doute un phénomène naturel, un vieux débris sorti d’orbite. Mais l’alarme a retenti encore et encore, et deux autres cibles sont apparues sur l’affichage.
Au bout d’une heure, nous avions localisé cinq objets en chute libre, tous sur une trajectoire est-ouest plus ou moins parallèle à l’équateur. Ils passaient suffisamment près de notre itinéraire prévu pour que Turk ordonne à l’avion de voler en rond jusqu’à ce que nous comprenions de quoi il retournait. Il y a eu une accalmie d’une vingtaine de minutes, puis l’alarme s’est déclenchée à nouveau. D’après l’affichage des vecteurs, elle avait repéré une cible encore plus grosse, cette fois, peut-être même visible à l’œil nu. Turk a demandé à l’appareil de braquer sa fenêtre sur la portion de ciel correspondante.
Nous avons scruté les ténèbres, où quelques étoiles commençaient à pâlir dans les premières lueurs de l’aube. « Là », a dit Turk.