Findley père grimpa dans une voiture avec un de ses gardes. L’automobile sortit de l’allée en éclaboussant Bose et Turk toujours tapis dans l’ombre. Bose vit le gamin cligner des yeux devant les rides laissées par les pneus dans la couche d’eau qui recouvrait la chaussée, conscient que son père venait de passer à un mètre de lui. La plus grande partie de la rage qui l’avait conduit jusque-là semblait n’être plus que confusion.
D’autres pas dans l’allée derrière eux : les sentinelles qui revenaient.
« Il faut qu’on sorte d’ici », dit Bose. Il ajouta : « On pourrait avoir besoin d’une diversion. »
Le gamin tourna vers lui un visage presque larmoyant. « De quoi vous parlez ? Quelle diversion ?
— Tu n’aurais pas apporté un liquide inflammable, par hasard ? »
28
Récit d’Allison
Notre appareil aurait pu voler encore plusieurs jours sans épuiser sa réserve de carburant, mais à quoi aurait servi de tourner en rond sans savoir où aller ? Turk nous a posés sur une petite île escarpée au sud de ce qui avait été autrefois l’Indonésie. L’île était trop australe pour que les fragments de l’Arc nous tombent dessus et assez élevée pour nous protéger des tsunamis qu’ils provoqueraient. L’appareil a touché terre sur une pente assez douce. Autour de nous, tout était aussi vierge et toxique que le reste de la planète, mais nous voyions l’océan au sud-ouest. Nous aurions pu sortir de l’appareil (il y avait des masques et des équipements de protection dans les casiers de rangement), mais nous n’avions aucune raison de le faire et essayer n’aurait pas forcément été sans danger : nous essuyions coup de vent après coup de vent, peut-être à cause des impacts gigantesques plus au nord.
Nous avons discuté de la possibilité que l’Arc fonctionne toujours, que même brisé, il puisse encore détecter Turk et nous transférer sur Équatoria. Mais nous nous bercions presque certainement d’illusions et nous aurions couru un risque insensé en approchant de l’Arc. Tout de suite après l’atterrissage, notre avion a détecté deux fragments supplémentaires en provenance de l’orbite. Le plafond nuageux nous empêchait de les voir, mais les impacts, pourtant distants de plusieurs centaines de kilomètres, ont créé une onde de choc qui a fait vibrer la coque de l’avion. Une heure plus tard, la mer a reflué autour de l’île, dévoilant de vieux coraux morts et du sable noir, avant de revenir d’un coup en une vague qui aurait été catastrophique pour toute créature vivante se trouvant sur son passage.
Nous pourrions rentrer à Vox, ai-je fait remarquer. L’avion y rentrerait de toute manière automatiquement quand sa réserve de carburant approcherait de zéro.
« Il ne reste peut-être plus rien de Vox », a dit Turk. Les machines des Hypothétiques devaient y être arrivées, à présent.
Possible. Probable. Mais nous ne savions pas ce qui avait détérioré l’Arc… peut-être les machines des Hypothétiques connaissaient-elles le même phénomène, peut-être se désintégraient-elles au bord de la mer de Ross. Si Vox était intact, il arriverait encore à récupérer suffisamment de protéines dans les proliférations bactériennes de l’océan pour nourrir une petite population.
« Dans ce cas, ils se battront entre eux pour la nourriture, a dit Turk. Et si tous les mécanismes des Hypothétiques se délabrent, ce n’est toujours pas une bonne nouvelle. »
Il avait raison, bien entendu. La seule technologie des Hypothétiques que nous tenions tous pour acquise était la barrière intangible qui protégeait la Terre de son soleil vieillissant et boursouflé. Si elle disparaissait, les océans se mettraient à bouillir, l’atmosphère s’évaporerait dans l’espace et Vox finirait en nuage, en dispersion de molécules surchauffées.
Je restais malgré tout d’avis de retourner à Centre-Vox le moment venu. C’était l’endroit de ma naissance (en tant que Treya). Ce serait un endroit approprié pour mourir.
Cette nuit-là, nous avons été témoins d’un impact plus important que tous les précédents. L’avion nous a prévenus qu’un objet massif arrivait et Turk a réglé la fenêtre pour nous permettre d’observer le quadrant nord-ouest du ciel. Malgré l’épaisse couverture nuageuse, nous avons vu la boule de feu comme une tache de lumière rouge en mouvement, avec ensuite une lueur de crépuscule sur l’horizon. Une importante onde de choc était inévitable, aussi avons-nous ordonné à l’appareil de s’amarrer à l’île en enfonçant des câbles haute résistance dans le soubassement rocheux.
L’onde est arrivée sous la forme d’une muraille compacte de vent et de pluie brûlante. Notre appareil était pressurisé et solidement arrimé, mais je l’ai entendu tirer sur ses amarres – un gémissement déchirant, comme si la Terre elle-même souffrait.
Je suis allée me coucher quand les vents se sont un peu calmés, et j’ai rêvé cette nuit-là de Champlain, le Champlain d’Allison. Dans mon rêve, je me promenais dans les rues d’Allison, je fréquentais le centre commercial où elle avait ses habitudes, je bavardais avec son père et sa mère. Tout cela semblait d’une réalité parfaite, mais se déroulait dans un monde privé de couleur et de texture. La mère d’Allison servait de la tourte au poulet et des haricots sauce tomate pour le dîner, et j’étais Allison qui adorait la tourte au poulet, mais le repas posé devant moi était imprécis, une esquisse de lui-même, et il n’avait aucun goût.
Parce que ce n’était pas de véritables souvenirs, mais des détails extraits du journal d’une morte. Si me déguiser en Allison m’avait beaucoup appris sur moi-même et sur le monde dans lequel je vivais, je n’avais en vérité jamais cessé d’être Treya. Oscar avait raison. Allison n’était que l’outil dont je m’étais servi pour arracher Treya à la tyrannie de Vox. Ce qui ne m’avait guère avancée.
Je suis sortie de ma couchette pour aller à l’avant. Turk ne dormait toujours pas, il veillait pour rien. Le vent se déchaînait toujours, mais avec un peu moins de force. D’après nos capteurs, la pluie qui cinglait la coque était chaude comme de la vapeur.
J’ai parlé à Turk de mon rêve et de sa signification. Je lui ai dit que j’en avais assez de jouer à être Allison. Que je n’avais pas un nom valant la peine d’être porté. J’allais mourir sur une planète vide et personne ne saurait qui j’étais ou avais été.
« Je sais qui tu es », a-t-il répondu.
Nous nous sommes assis l’un près de l’autre sur une banquette en face de la paroi-fenêtre. Il m’a prise dans ses bras et m’a serrée contre lui jusqu’à ce que je me calme.
C’est à ce moment-là qu’il m’a raconté ce qui s’était passé à Centre-Vox avant notre fuite. Il m’a dit qu’il avait parlé à Oscar et, par l’intermédiaire d’Oscar, au Coryphée. Il avait avoué une vérité sur lui-même.
« Laquelle ? »
Je croyais connaître la réponse. Je croyais qu’il parlait de la vérité qu’il esquivait depuis que nous l’avions recueilli dans le désert d’Équatoria, la terrible et évidente vérité sur lui.
Mais il m’a raconté une histoire différente. Il m’a raconté avoir tué quelqu’un, quand il était jeune homme sur la Terre en vie. Il parlait avec une retenue sinistre, le corps raide, le visage détourné et les poings serrés. Je l’ai écouté attentivement jusqu’au bout.
Peut-être ne voulait-il pas que je réponde. Peut-être le silence aurait-il mieux valu pour lui. Mais nous n’avions plus vraiment d’avenir et je ne voulais pas mourir sans que cette importante vérité n’ait été dite.
Une fois qu’il a repris contenance, j’ai demandé : « Je peux te raconter une histoire, moi aussi ?