— Je ne vois pas ce qui t’en empêche.
— C’est une histoire d’Allison. Elle s’est passée sur la Terre d’avant. À part ça, elle ne ressemble pas du tout à la tienne. Mais elle a longtemps pesé sur la conscience d’Allison. »
Il a hoché la tête, en attente.
« Son père avait été soldat, dans sa jeunesse. Soldat affecté à l’étranger dans les années avant le Spin. Il avait quarante ans à la naissance d’Allison, donc cinquante le jour de son dixième anniversaire. Ce jour-là, il lui a offert un cadeau, une peinture à l’huile dans un vilain cadre en bois. Elle a été déçue en le déballant – comment avait-il pu penser lui faire plaisir avec un portrait amateur d’une femme tenant un bébé dans ses bras ? Il lui a alors raconté, presque gêné, qu’il l’avait peint lui-même. Quelques années plus tôt, le soir, dans son bureau. Il lui a dit que la femme représentée était la mère d’Allison et le bébé Allison elle-même. Ça l’a surprise, parce que son père n’avait jamais semblé artiste, il gérait un magasin de chaussures dans un centre commercial et elle ne l’avait jamais entendu parler littérature ou peinture. Mais avoir une petite fille, il lui a expliqué, était ce qui lui était arrivé de mieux dans la vie, et histoire de se souvenir de ce sentiment, il avait peint ce portrait. Qu’il voulait maintenant donner à Allison. Elle a donc conclu que c’était plutôt un beau cadeau, après tout, peut-être le meilleur qu’on lui avait jamais fait.
« Huit ans plus tard, on a diagnostiqué à son père un cancer du poumon. Ça n’a pas été une grande surprise : il fumait un paquet par jour depuis qu’il avait douze ans. Et pendant quelques mois, il a essayé de se comporter comme si tout allait bien. Sauf qu’il s’est affaibli peu à peu et qu’il a fini par passer la plus grande partie de la journée au lit. Quand il est devenu trop difficile pour la mère d’Allison de s’occuper de lui, quand il n’est plus arrivé à manger ni à se lever, même pour aller aux toilettes, il a dû partir à l’hôpital, et Allison a compris qu’il ne reviendrait pas. Il a été admis dans ce qu’on appelait une unité de soins palliatifs. En gros, les médecins l’aidaient à mourir. Ils lui donnaient des médicaments contre la douleur, un peu plus chaque jour, mais il est resté à peu près lucide jusqu’à la dernière semaine, même s’il pleurait beaucoup – les docteurs parlaient de “labilité émotionnelle”. Et un jour qu’Allison lui rendait visite, il lui a demandé d’apporter la peinture, pour qu’elle lui rappelle de vieux souvenirs quand il la regarderait.
« Mais elle n’a pas pu le faire. Elle ne l’avait plus. Elle avait d’abord accroché le portrait sur le mur au-dessus de sa tête de lit, mais à un moment, il avait commencé à la gêner, il lui semblait rudimentaire et sentimental et elle ne voulait pas que ses amis le voient, alors elle l’avait mis dans un placard, hors de vue. Son père s’en était peut-être aperçu, mais il n’avait jamais rien dit. Puis un jour qu’elle faisait le tri dans ses vieilles affaires, ses trucs de bébé, ses poupées et ses jouets auxquels elle ne toucherait plus jamais, elle l’avait mis avec tout le reste dans un carton qu’elle avait apporté à une œuvre de bienfaisance.
« Sauf qu’elle ne pouvait pas l’admettre, pas devant son père squelettique, jaune et relié à une bouteille d’oxygène. Si bien qu’elle a hoché la tête et dit qu’elle l’apporterait la prochaine fois.
« En rentrant chez elle, elle a fouillé dans son placard comme si elle s’attendait à retrouver le portrait à l’intérieur alors qu’elle savait très bien qu’il n’y était plus. Elle est même allée interroger l’œuvre de bienfaisance, mais la peinture avait dû être vendue ou recyclée depuis longtemps. Et donc, quand elle est retournée à l’hôpital le lendemain, son père a été déçu, et elle a trouvé une excuse et promis de se rappeler de l’apporter le lendemain, un mensonge qui n’a fait qu’amplifier sa honte. Et chaque jour, elle est retournée à l’hôpital, chaque jour, elle a trouvé son père plus faible et plus effrayé que la veille, chaque jour, il a réclamé la peinture et elle lui a promis de l’apporter. Bien entendu, il est mort sans l’avoir revue. »
Il n’y avait aucun bruit, à part le gémissement de la coque. Des fragments d’Arc tombaient plus souvent, à présent, leurs traces radar traversant l’affichage comme de lumineuses gouttes de pluie bleue. Turk a longtemps gardé le silence, puis il a dit : « C’est le fardeau d’Allison…, de l’Allison originale. Elle a vécu et est morte avec. Tu n’as pas besoin de le porter pour elle.
— Pas davantage que tu n’as besoin de porter le fardeau de cette mort d’il y a longtemps.
— Tu ne vois aucune différence ? »
Il continuait à esquiver la vérité et n’avait pas compris pourquoi j’avais raconté cette histoire. J’ai donc essayé de le lui faire comprendre sans ménagements.
« Pense à cet Arc temporel, dans le désert d’Équatoria. Il n’est pas comme les Arcs qui relient deux mondes, les Arcs temporels n’ont jamais été faits pour les êtres humains. Ce sont des appareils qui servent aux Hypothétiques pour conserver les informations au fil du temps. Ils les sauvegardent en les dupliquant. Les Hypothétiques t’ont pris, se sont souvenus de toi et ont fini par te recréer, ce qui signifie que le véritable Turk est tout aussi mort et inexistant que la véritable Allison Pearl. Tu es une réplique convaincante, mais tu es né dans un désert avec les souvenirs d’un autre. Tu n’es pas davantage responsable de ses péchés que moi de ceux d’Allison. »
Turk m’a dévisagée. Un instant, il a semblé très en colère. Et un instant, j’ai eu peur de lui.
Puis il s’est levé pour aller à l’arrière de l’avion, dans les ténèbres, me laissant seule avec le rugissement de la tempête.
Les impacts de débris ont peu à peu diminué les jours suivants et, au bout d’une semaine, le radar de l’appareil ne détectait plus au-dessus de l’atmosphère qu’un éparpillement de poussière et de fragments. Sur Terre, il ne restait de l’Arc que deux piliers fracturés plantés dans l’océan Indien, le plus haut montant à mille cinq cents mètres au-dessus de la mer. La Terre était à présent complètement isolée, aussi seule dans l’univers que pendant tous les millénaires ayant précédé le Spin.
Turk et moi n’avons pas parlé de ce que nous nous étions dit au cours de cette soirée difficile. Nous avons préféré trouver du réconfort dans les mots simples et la chaleur simple. Peut-être étions-nous faux, n’avions-nous rien d’authentique, mais au moins nous comprenions-nous l’un l’autre. Chacun de nous fournissait une présence à la vacance de l’autre. Nous avons essayé de faire comme si le temps ne passait pas.
Mais il passait. Les réserves de l’appareil ont commencé à s’épuiser. Et quand il est devenu impossible de remettre à plus tard, Turk a rompu les amarres qui nous reliaient à notre île rocheuse et nous a élevés au-dessus des nuages les plus hauts, à une altitude où on voyait les étoiles.
Je ne voulais pas m’arrêter là. Je voulais aller là où notre avion ne pouvait pas nous emmener. Je voulais m’aventurer entre ces soleils et ces mondes lointains. Je voulais faire des pas de géant d’étoile en étoile, comme les Hypothétiques.
C’était impossible, bien entendu. Nous ne pouvions même pas rentrer chez nous. Nous n’avions pas de chez nous. Nous n’avions que Vox, si Vox existait encore. Aussi sommes-nous partis vers le sud, avec l’aube à tribord et les ruines de l’histoire derrière nous, sans rien devant nous que l’étrangeté et de vagues espoirs.
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Sandra et Bose