Pour Sandra, qui attendait Bose derrière la vitrine du restaurant, les minutes défilaient comme les wagons d’un train interminable. Quinze minutes. Trente. Quarante. On fait ce truc insensé, se dit-elle, et voilà que ça se passe mal. Dehors, la tempête s’apaisa, puis reprit des forces. C’était le prix à payer pour toutes ces semaines d’implacable chaleur sèche, le rétablissement d’un effroyable équilibre karmique.
Un bus s’arrêta de l’autre côté de la rue, resta immobile quelques instants, se racla la gorge et s’éloigna tranquillement dans le déluge nocturne. Sandra crut d’abord que personne n’était descendu, puis vit, hors du halo du réverbère, une silhouette vêtue stupidement pour un tel temps d’un tee-shirt jaune à manches courtes qui lui collait à la peau comme une couche de peinture. Un gamin maigre, tout en côtes. Orrin, bien entendu.
Elle se leva par réflexe et sortit en courant sans écouter les M’dame ? M’dame ? de l’employé inquiet.
« Docteur Cole », dit Orrin quand elle le rejoignit. Il ne semblait pas surpris de la voir. « Je me suis perdu, avoua-t-il d’un air triste. J’aurais dû arriver plus tôt. Vous savez que je compte empêcher Turk Findley de faire ce qu’il veut faire, j’imagine. » Sa lèvre trembla. « Mais je crois que j’arrive trop tard.
— Non, Orrin, écoutez, tout va bien. » La pluie avait traversé ses vêtements comme s’ils n’existaient pas et elle se prit à bras-le-corps pour réprimer ses frissons. « Je comprends. Turk est arrivé il y a un petit moment, mais l’agent Bose est allé le retrouver. »
Orrin cilla. « L’agent Bose est avec lui ?
— Il ne le laissera pas allumer cet incendie.
— Pour de vrai ?
— Absolument. Il devrait revenir d’une minute à l’autre. »
Les épaules d’Orrin s’affaissèrent de soulagement. « Je vous remercie d’être venue, dit-il d’une voix à peine audible dans le martèlement de la pluie. Merci, vraiment. Je suppose que vous avez lu mes carnets ? »
Sandra hocha la tête.
« Ça ne se passe pas comme je l’ai écrit. Mais j’imagine qu’il fallait s’y attendre.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Ce n’est pas une seule chose, déclara-t-il d’un ton solennel. C’est la somme de tous les chemins. »
Sandra voulait lui demander de quoi il parlait, mais pas en restant sous la pluie à l’arrêt de bus. « Venez en face avec moi, Orrin. Nous attendrons Bose là-bas. Il ne va pas tarder.
— J’aimerais une tasse de café », dit Orrin.
Sandra se retourna, mais recula avant de pouvoir descendre du trottoir car une voiture s’arrêtait en travers de son chemin. La vitre s’abaissa côté passager. Sandra vit deux hommes à l’intérieur : un quinquagénaire au sourire tendu et le conducteur, qui tenait négligemment un pistolet sur sa cuisse.
« Bonsoir, docteur Cole, dit le quinquagénaire. Bonsoir, Orrin. »
Sandra reconnut la voix. Cela la paralysa. Elle voulut s’enfuir, mais n’arriva pas à quitter l’automobile des yeux. Elle avait l’impression d’être clouée sur place.
« Bonsoir, monsieur Findley, dit Orrin d’une voix abattue.
— Ça me désole de te voir ici, Orrin. Ce n’est pas une bonne nouvelle, ni pour toi ni pour moi. Pourquoi ne monteriez-vous pas à l’arrière, le Dr Cole et toi, qu’on puisse discuter ? »
Le conducteur garda le moteur au ralenti, sans faire repartir la voiture. Sandra pria pour qu’il ne le fasse pas. Tant qu’elle restait en vue de cette horrible route, de l’arrêt de bus, du café-restaurant en face avec ses vitrines illuminées de jaune, elle pouvait croire qu’il lui restait une chance de s’en sortir indemne. Mais si elle redémarrait, la voiture l’emmènerait hors du monde familier, dans ce pays sans lumière où se produisaient des choses épouvantables.
Elle connaissait le pays sans lumière. Assez souvent, au State Care, elle avait interrogé des candidats ayant été systématiquement battus, violés, abandonnés ou humiliés. C’était des réfugiés du pays des choses épouvantables, et par leur intermédiaire, elle avait commencé à se faire une idée de l’immensité et du vide de la géographie de celui-ci.
Findley la regarda depuis l’avant, le visage ridé et grêlé, les yeux d’une douceur trompeuse. « Commençons par le commencement. Vous n’êtes pas au complet. Qu’est devenu l’agent Bose, docteur Cole ? »
Elle ne pensait pas qu’elle aurait pu répondre même si elle l’avait voulu. Elle avait la bouche complètement sèche. Le monde dégoulinait de pluie et elle n’aurait même pas réussi à cracher.
« Allons, s’impatienta Findley.
— Je n’en sais rien, parvint-elle à dire.
— Allons.
— Il n’est pas avec moi. Je ne sais pas où il est. »
Findley soupira. « Vous auriez dû accepter ma proposition, docteur Cole. Elle était parfaitement sincère. Une seconde vie pour votre frère, sans rien d’important en échange. Il n’y avait pas de revers de médaille. C’était généreux. Vous avez été idiote. » Il se tut un instant. « La voiture de Bose est garée à l’arrière du restaurant de l’autre côté de la rue. Et donc, où est-il, docteur Cole ? »
Elle serra fermement les lèvres et secoua la tête.
Le conducteur, l’homme au pistolet, se retourna pour la regarder. Sandra ne lui trouva pas l’air d’un criminel. Il n’avait pas un visage antipathique et ressemblait à un professeur d’anglais de lycée, un professeur fatigué par sa longue journée.
Il lui montra son arme. Elle n’y connaissait rien et n’aurait pu dire de quel type était celle-ci. On aurait dit qu’il déclarait : « Voilà l’origine du pouvoir que j’ai sur vous. » Qu’il voulait qu’elle admette et comprenne ce pouvoir. Il la frappa alors en plein visage de la poignée serrée dans sa main.
Le coup rebondit sur la pommette et ébranla une dent. La douleur fut littéralement écœurante : elle eut envie de vomir. Ses yeux se refermèrent et elle sentit des larmes en sortir.
« Ne faites pas ça », dit Orrin.
Findley se tourna vers lui. « Regarde tous les ennuis que tu as causés, Orrin. Et pourquoi ? Qu’est-ce que je t’ai fait, à part te sortir de la rue et te donner un travail respectable ?
— Rien de tout ça n’est de ma faute, monsieur Findley.
— C’est celle de qui, alors ? Dis-moi.
— De la vôtre, j’imagine. »
Le conducteur recula son siège pour atteindre Orrin, mais Findley l’arrêta de sa main levée. Sandra observait entre ses paupières, les doigts serrés sur sa bouche en sang. Tout semblait délavé, comme si la pluie était entrée dans l’habitacle.
« Explique-moi ça, ordonna Findley.
— Votre propre fils vous déteste », dit tranquillement Orrin.
Findley rougit. « Mon fils ? Qu’est-ce que tu sais de ma famille ?
— Vous n’auriez pas dû faire ce que vous avez fait, pour son amie Latisha. Je crois qu’il ne vous pardonnera jamais.
— À qui tu as parlé ? »
Orrin ferma la bouche et détourna le regard. Sandra se crispa : le conducteur allait forcément frapper Orrin.
Mais il regarda dans la rue derrière elle. « Elle arrive, monsieur Findley », annonça-t-il.
Sandra risqua un coup d’œil. « Elle » désignait une banale camionnette blanche. Sandra n’avait pas la moindre idée de son importance, mais Findley se réjouit de la voir arriver et fit signe à son chauffeur quand elle les dépassa. « Très bien, dit-il. Autant se mettre en route. » Pour le pays des choses épouvantables.
« Votre dernière chance de me répondre, pour Bose », avertit Findley. Sandra jeta un coup d’œil à l’homme de main, qui eut un sourire horrible.