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Pour Allison, c’était différent. Elle avait vu le jour sur Vox et sa personnalité artificielle lui avait permis, par un privilège rare, de voir un instant au-delà des frontières et limitations de son existence. En adoptant cette personnalité comme sienne, elle avait réussi à se libérer du Coryphée. Au prix de sa famille, de ses amis et de sa foi.

C’était un marché que je comprenais très bien.

Je voulais que Turk et elle survivent. C’est pour cela que je les avais aidés à s’enfuir. Même si je doutais qu’ils arrivent à traverser l’Arc défaillant. Mais j’avais rendu possible pour eux de vivre un peu plus longtemps, suivant la manière dont on mesure le temps.

Pendant plus d’un millénaire, les machines des Hypothétiques avaient ratissé la surface de la Terre, en désassemblant, en interprétant, en se souvenant des ruines de la civilisation que nous avions bâtie sur notre planète natale.

Il n’y avait pas de volonté consciente derrière cet acte de récupération, pas de pensée, pas d’agence. Ce n’était qu’un comportement apparu au fil du temps, comme la photosynthèse. Les machines rencontrées par Turk sur la plaine antarctique avaient accumulé toute une richesse de données. Les ressources tangibles de la Terre – des éléments rares raffinés par l’activité humaine et concentrés dans les ruines de nos villes – avaient déjà été extraites puis transférées en orbite et au-delà, où s’en étaient régalés les éléments de l’écologie des Hypothétiques qui voyageaient dans l’espace. Les Hypothétiques en avaient vraiment presque terminé avec la Terre.

Mais leurs capteurs (des ensembles orbitaux de dispositifs moins gros que des grains de poussière, reliés en un réseau complexe) avaient détecté Vox dès sa traversée de l’Arc et expédié des récupérateurs terrestres à sa rencontre. Ce que les prophéties voxaises avaient imaginé comme une apothéose n’était qu’une opération de nettoyage : la dernière baie cueillie sur un buisson sec et mourant.

Les Hypothétiques sont arrivés peu après l’évasion de Turk et d’Allison, sous forme d’un nuage de démonteurs gros comme des insectes, efficaces et dotés de dents acérées. Ils ont exsudé des catalyseurs complexes qui ont brisé les liaisons chimiques, ils ont traversé comme de la fumée les parois en train de se dissoudre, suivis par l’atmosphère extérieure toxique. Des bourrasques empoisonnées ont balayé les couloirs et allées de Centre-Vox. Ce qui a été une chance, d’une certaine manière : la plupart des citoyens sont morts d’asphyxie avant de se faire dévorer vivants.

Aurais-je pu les sauver ?

Je détestais les Voxais parce qu’ils avaient aggravé mes souffrances en me ressuscitant, mais je n’aurais pu leur souhaiter un tel sort. J’ai d’ailleurs fait mon possible pour les protéger… mon possible, c’est-à-dire rien.

J’ai eu de la chance de pouvoir me sauver moi-même.

J’étais bien entendu moi-même protégé, au sens le plus élémentaire. Comme Turk, j’avais traversé l’Arc temporel. Pendant dix mille ans, j’avais été un souvenir dans les fonctions archivistiques des Hypothétiques et ils m’avaient recréé dans le désert d’Équatoria parce que c’était le rôle des Arcs temporels : reconstruire fidèlement certaines structures denses en information afin que les données qu’elles contenaient puissent servir à corriger les erreurs qui auraient pu se glisser dans les systèmes locaux. Ce n’était rien d’autre qu’un mécanisme homéostatique.

Les démonteurs ne toucheraient pas mon corps, car j’avais été identifié comme utile. Mais cette protection n’aurait aucune valeur si Vox se décomposait en ses constituants moléculaires. Il fallait que je puisse exercer un contrôle conscient sur l’activité des machines.

Ma meilleure chance consistait à passer par le Coryphée. Ses processeurs étaient extrêmement protégés. Même l’explosion nucléaire ayant mis à mal le Réseau n’avait pu les détruire, seulement endommager leur interface avec le monde physique. Les démonteurs les dévoreraient certainement, mais pas avant d’avoir mis en pièces la majeure partie de Centre-Vox. L’essentiel de ma conscience résidait déjà dans ces processeurs. Les inhibitions qui empêchaient les démonteurs de s’en prendre à mon corps s’étendaient peut-être aussi aux éléments matériels du Coryphée, ou pouvaient y être étendues, du moins l’espérais-je.

Le Réseau a commencé à faiblir au moment où les citoyens de Vox mouraient en grand nombre, terrible opportunité que j’ai exploitée. Je me suis servi de processeurs dormants pour analyser les protocoles de signalisation des machines des Hypothétiques. J’ai relié ces protocoles et les mécanismes de signalisation dans les cycles de rétroaction imbriqués tout au fond du Coryphée, ce qui m’a accordé un certain contrôle.

Et pendant que Vox était stérilisé de vie humaine, le Coryphée est devenu un chœur d’une seule personne. Je suis devenu le Coryphée.

Décoder la logique procédurale des démonteurs m’a permis de les alimenter en faux signaux de reconnaissance. Ils ont aussitôt abandonné la déconstruction de Centre-Vox. Je me suis servi d’instructions plus subtiles et plus puissantes pour les réduire à l’inactivité. Ils ont perdu toute cohésion organisationnelle et sont tombés comme de la poussière.

Mais il était trop tard pour les habitants, et presque trop tard pour les niveaux supérieurs de Centre-Vox, réduits à un squelette de poutrelles et de revêtements brisés. J’ai réussi à refermer les portions internes de la ville et à réparer les dégâts relativement mineurs de la salle des machines à l’aide d’un mélange d’appareils robotiques et de troupeaux de démonteurs dont je me suis assuré les services. J’ai laissé les démonteurs disposer de tous les restes humains, pour qu’il ne reste rien d’à moitié dévoré.

Le temps que je rétablisse la lumière dans la ville, les couloirs, niveaux et plaines semblaient n’avoir jamais été habités. Le système d’aération a fini par évacuer toute la poussière subsistante.

Mais je me suis aperçu que je pouvais faire davantage.

En attendant le retour de Turk et d’Allison – car j’espérais leur retour –, j’ai commencé à explorer la frontière désormais poreuse entre le Coryphée et les Hypothétiques. Je n’ai pas tardé à me connecter à des systèmes plus vastes que la Terre elle-même. Tous les appareils des Hypothétiques étaient reliés entre eux, en hiérarchies imbriquées qui allaient des minuscules démonteurs aux essaims de machines d’archivage en orbite translunaire, aux mécanismes récupérateurs d’énergie dans l’héliosphère, aux transducteurs de signal dans le système solaire externe, à ceux en orbite autour des étoiles. Je pouvais désormais tous les percevoir et les influencer.

J’ai mis au point des filtres pour compresser ce flot d’information en paquets intelligibles, réduisant les secrets des Hypothétiques à une taille suffisante pour arriver à les contenir. Et me rendant plus grand par la même occasion.

Mon corps physique a commencé à me paraître redondant et j’ai envisagé de le laisser mourir. Mais j’ai pensé que j’allais en avoir besoin pour communiquer avec Turk et Allison, dans l’hypothèse de leur retour. S’ils revenaient, ils auraient du mal à accepter ce qu’ils trouveraient et ce que je prévoyais de faire ensuite serait difficile à expliquer.