Au fil de milliards et milliards d’années d’évolution, les Hypothétiques avaient appris à exploiter une possibilité qu’ils n’avaient jamais acquise pour eux-mêmes : l’agence.
L’agence, c’est-à-dire l’action volontaire en vue de parvenir à un but conscient, était apparue sporadiquement dans la galaxie, surtout dans les écologies au climax de planètes biologiquement actives orbitant autour d’étoiles hospitalières. Les espèces capables d’agence duraient rarement plus longtemps qu’il ne leur fallait pour surcharger et ravager leurs écologies planétaires. Elles constituaient, de la manière dont les étoiles mesuraient le temps, un phénomène instable et éphémère.
Mais les machines autoreproductrices qui étaient les plus vieux ancêtres des Hypothétiques avaient justement été créées par une espèce de ce genre. Et ces proliférations de conscience organique se révélaient systématiquement utiles : elles généraient des informations qui sortaient de l’ordinaire, concentraient de précieuses ressources dans leurs ruines et lançaient souvent de nouvelles vagues de réplicateurs, qui pouvaient être récupérées ou absorbées dans des réseaux plus vastes.
Les Hypothétiques avaient fini par commencer à cultiver activement les civilisations organiques.
Il n’y avait pas d’agence là-dedans, rien qu’un appétit aveugle. Les Hypothétiques ont évolué de manières qui maximisaient leur exploitation des organismes conscients. Au début de l’histoire de la galaxie, une civilisation organique avait construit des Arcs jumeaux afin de coloniser les planètes à peu près habitables d’une étoile voisine. L’espèce avait décliné et disparu peu après, mais les Hypothétiques avaient analysé et adopté sa technologie. De même qu’ils avaient appris à extraire l’énergie du cœur des étoiles et de gradients de pesanteur, à manipuler les liaisons atomiques et moléculaires, à ordonner et à stabiliser l’échange d’informations sur des centaines d’années-lumière. Ils avaient fini par mettre au point des moyens d’augmenter la durée de vie utile d’espèces de ce genre. Si une planète mère féconde était placée en suspension dans une distorsion temporelle pendant la mise en place d’un système d’Arcs – comme la Terre pendant le Spin –, les ressources naturelles de cette planète pouvaient être décuplées, sa civilisation organique se répandrait et prospérerait sur les nouveaux mondes, traversant des périodes de déclin et d’expansion, générant à coup sûr de nouvelles technologies exploitables.
De telles espèces organiques restaient mortelles et finissaient par mourir, bien entendu. Comme toutes les espèces biologiques. Mais les récoltes de ruines ont augmenté de façon exponentielle.
Allison et Turk sont arrivés à Centre-Vox dans les tempêtes qui ont suivi l’effondrement de l’Arc et le démantèlement des systèmes qui, tant d’années durant, avaient protégé la Terre de son vieux soleil à l’agonie.
Je les ai accueillis et leur ai expliqué ce qui s’était passé. Je leur ai dit que je pouvais les protéger même de la destruction de cette planète mise au rebut – j’avais acquis cette puissance-là, et en très peu de temps.
Mais toutes ces morts les choquaient. Ils ont erré plusieurs jours dans les couloirs déserts de la ville. Leur appartement avait disparu dans la première attaque des démonteurs ; ils auraient pu choisir d’habiter n’importe lequel des dizaines de milliers d’autres, tous abandonnés, mais Allison m’a dit être perturbée par ce que les morts avaient laissé derrière eux : les affaires en désordre, les couverts abandonnés sur les tables, les crèches sans enfants. La ville était pleine de fantômes, selon elle.
Je leur ai donc construit une nouvelle résidence sur un niveau forestier très à tribord, me servant pour cela de la flotte de constructeurs robotiques de la ville. J’ai choisi un emplacement éloigné des couloirs publics et accessible par un sentier. Sur ce niveau, le soleil artificiel était brillant et convaincant, la température ambiante toujours agréable et l’humidité moyenne peu élevée. Le système de recyclage provoquait de légères brises matin et soir et il pleuvait tous les cinq jours.
Ils ont accepté d’habiter là en attendant mieux.
Ils pouvaient trouver mieux, selon moi, mais pas à Vox et certainement pas sur Terre. Je m’occupais toutefois principalement de défendre Vox contre un environnement de plus en plus rude.
Sur l’équateur de la Terre, les océans avaient commencé à bouillir. Des vents cycloniques décapaient les continents sans vie et l’atmosphère s’épaississait de vapeur d’eau surchauffée. De monstrueuses vagues menaçaient d’enfoncer ce qui restait de Vox dans le plateau rocheux antarctique. Et la situation ne ferait qu’empirer.
J’avais besoin de manipuler de très puissantes technologies des Hypothétiques, et donc d’étendre et de perfectionner mon contrôle sur celles-ci.
J’ai pu faire descendre d’orbite une petite flotte de nano-appareils – des versions des premiers démonteurs à s’en être pris à nous – pour enfermer et protéger Centre-Vox. Des vagues bouillantes s’écrasaient sur la partie rocheuse de l’île et se brisaient sur les tours déchiquetées de la ville, mais la ville elle-même restait stable, tempérée et tranquille. Préserver l’équilibre nécessitait des gigajoules d’énergie, prélevés directement au cœur du soleil.
Ce n’était cependant qu’un pis-aller. Il nous faudrait bientôt quitter tout à fait la planète. Je croyais pouvoir y arriver, mais il faudrait pour cela une coupure encore plus grande entre mon corps mortel et mon esprit.
Souvent, au cours de cette période, alors que j’empruntais les couloirs de Centre-Vox, j’ai été surpris par mon reflet sur une surface brillante, par le rappel que j’étais encore un ensemble de sang, d’os et de chair qui portait les cicatrices d’une reconstruction forcée. Et celles, plus discrètes, de blessures moins visibles.
Mon père m’avait fait ce que j’étais parce qu’il croyait les Hypothétiques capables de libérer l’humanité de la mort. La religion voxaise nourrissait une croyance similaire, une rébellion limbique programmée contre la tyrannie de la tombe.
Et la pierre avait à présent été écartée, ne révélant que le frêle prophète d’un dieu stupide. Comme mon père aurait été déçu !
« Je peux contrôler le passage du temps, ai-je informé Turk et Allison. Localement, je veux dire. »
Ils avaient beau être mes amis, ils me craignaient, moi et ce que je devenais. Je ne le leur reprochais pas.
J’étais venu leur rendre visite dans leur maison forestière, construite par mes soins et aussi agréable que je l’avais prévu. Les arbres derrière les fenêtres étaient grands et gracieux. L’air qui traversait en chuchotant la grille de l’entrée apportait une odeur de choses vivantes. Ils m’ont demandé de m’asseoir à leur table. Allison a pris dans une coupe un fruit qu’elle m’a proposé et Turk m’a servi un verre d’eau. J’étais trop maigre, d’après Allison. Il est vrai que, depuis un certain temps, j’oubliais de manger.
Je leur ai raconté le monde extérieur. Le soleil boursouflé arrachait son atmosphère à la Terre. L’écorce terrestre elle-même n’allait pas tarder à fondre et Vox se retrouverait en train de flotter sur un océan de magma.
« Mais tu peux nous garder en vie, a répondu Turk en répétant ce que je lui avais dit quelques semaines plus tôt. Pas vrai ?
— Je crois, oui, mais je ne vois pas l’intérêt de rester ici.
— Où pourrait-on aller ? »
Le Système solaire n’était pas entièrement inhabitable, malgré le soleil en expansion. Les lunes joviennes et saturniennes étaient relativement chaudes et stables. Vox aurait pu naviguer à jamais sur les mers bleu-gris d’Europa, par exemple, l’atmosphère n’y étant pas plus toxique que celle de la Terre.