« Mars, est soudain intervenue Allison. Si vous êtes sérieux, je veux dire, si on peut vraiment passer d’une planète à l’autre, il y a un Arc sur Mars…
— Non, plus maintenant. » Les Hypothétiques avaient protégé Mars tant qu’il y restait une présence humaine. Mais les derniers Martiens autochtones étaient morts depuis des siècles et leurs ruines avaient été entièrement nettoyées ; ces dernières décennies, on avait laissé l’Arc se décomposer et s’effondrer. (J’ai extrait cette information du réservoir de données des Hypothétiques, devenu ma seconde mémoire.) Mars était une porte close.
« Mais vous dites que Centre-Vox peut plus ou moins servir de vaisseau spatial, a insisté Allison. Jusqu’où peut-il aller, et à quelle vitesse ?
— Il peut franchir à peu près n’importe quelle distance. Mais seulement à une minuscule fraction de la vitesse de la lumière. »
Elle n’a pas eu besoin de m’expliquer à quoi elle pensait. Les planètes qui constituaient l’Anneau des Mondes étaient reliées par des Arcs, mais séparées par d’immenses distances physiques. Dont certaines déjà calculées par les astronomes à l’époque de Turk. Le monde humain le plus proche se trouvait à plus de cent années-lumière de la Terre. L’atteindre prendrait plusieurs générations. « Mais je peux modifier l’écoulement du temps pour que ça paraisse beaucoup moins long. Quelques centaines de jours, subjectivement.
— Sauf que ce ne sera pas le même Anneau des Mondes quand on y arrivera, a objecté Allison.
— Non. Des milliers d’années auront passé. On ne peut pas prédire ce que vous trouveriez. »
Elle a regardé la forêt à l’extérieur. Des rayons de soleil artificiel s’enfonçaient en oblique entre les arbres comme de vagues doigts lumineux. Le plafond élevé du niveau était couleur cobalt. Aucun oiseau ou insecte ne vivait là. Il n’y avait pas d’autre bruit que le bruissement des feuilles.
Au bout d’un moment, elle s’est tournée vers Turk, qui a hoché la tête. « Très bien, a-t-elle dit. Emmenez-nous chez nous. »
J’ai laissé mon corps physique en sommeil pendant que je définissais une sphère qui allait contenir Centre-Vox et une partie de l’île en dessous. Cette sphère constituait notre frontière avec l’univers extérieur. L’espace-temps s’est courbé autour de nous en une complexe et nouvelle géométrie. Centre-Vox s’est élevé à toute vitesse de la Terre mourante, comme tiré par un canon, mais nous n’avons rien senti : j’ai modifié encore davantage la courbure locale de l’espace pour créer l’illusion de gravité. Quelques heures plus tard, nous avons croisé les orbites d’Uranus et de Neptune.
Turk et Allison s’étaient montrés curieux du voyage. J’aurais aimé leur montrer où nous étions, leur montrer directement, je veux dire, sans médiation, mais on ne pouvait regarder l’univers extérieur depuis l’intérieur de Vox : pour des yeux humains, il aurait ressemblé à une cascade littéralement aveuglante d’énergie décalée vers le bleu, avec les ondes électromagnétiques les plus longues elles-mêmes comprimées à une puissance létale. Je pouvais toutefois prélever à intervalles réguliers un échantillon de cette cascade et la redécaler vers des longueurs d’onde visibles afin de créer une série d’images représentatives. J’ai compilé ces images pour les montrer à Turk et à Allison dans leur demeure forestière. Le résultat était spectaculaire, mais n’avait rien de rassurant. Le soleil semblait une braise menaçante sur l’obscurité de l’espace, la Terre n’était déjà plus visible aux limites de l’héliosphère. Les étoiles défilaient, car Centre-Vox pivotait lentement – mouvement vestige que je n’avais pas pris la peine de corriger. « Il n’y a pas grand-chose », a fait remarquer Allison d’une petite voix.
Pour un observateur extérieur, nous aurions paru assez paradoxaux : un horizon des événements sans trou noir, une bulle sombre de laquelle rien ne s’échappait, sinon quelques rares radiations.
La barrière qui nous entourait était en réalité plus complexe que n’importe quel horizon des événements. Aucun vocabulaire humain ne contenait de mot capable de décrire son fonctionnement, mais quand Turk m’a demandé de le lui décrire, j’ai expliqué que cette barrière était aussi un intermédiaire. Par lequel je maintenais le contact avec les Hypothétiques. Et tandis que nous comptions les années comme des secondes, j’ai commencé à sentir les rythmes longs de l’écologie galactique : les néants des étoiles mourantes ou abandonnées, les radieux Anneaux des Mondes (dont un seul était humain et connu des humains) cultivés avec succès par les Hypothétiques, l’activité intense autour des étoiles nouvellement formées et les planètes biologiquement actives qui apparaissaient.
Mais il n’y avait ni âme ni agence dans tout cela, rien que le pouls stupide de la réplication et de la sélection, d’une beauté impossible, mais aussi vide qu’un désert. L’écologie des Hypothétiques continuerait inexorablement jusqu’à épuisement du moindre élément lourd, de la moindre source d’énergie à sa portée. Quand la dernière étoile s’éteindrait dans les ténèbres, les machines des Hypothétiques exploiteraient les puits de gravité de très vieilles singularités, quand ces dernières se volatiliseraient et que l’univers deviendrait noir et vide… eh bien, j’imaginais à l’époque que les Hypothétiques mourraient aussi. Et à l’inverse des êtres humains, ils mourraient sans se plaindre. Personne ne les pleurerait et rien n’hériterait des ruines qu’ils laisseraient derrière eux.
J’oubliais de plus en plus facilement de subvenir aux besoins de mon corps biologique. Je vivais à l’intérieur des processeurs quantiques placés sous Centre-Vox et toujours davantage dans le nuage des dispositifs des Hypothétiques qui nous entourait, accompagnant notre chute entre les étoiles.
Je me suis laissé aller à me demander ce qui se passerait quand Turk et Allison finiraient par me quitter. À me demander où j’irais. Ce que je deviendrais.
Allison avait gardé, ou peut-être hérité, du penchant de son homonyme pour l’écriture. J’ai découvert qu’elle couchait laborieusement sur papier blanc immaculé un récit de tout ce qu’elle avait vécu entre le désert d’Équatoria et l’holocauste de l’archipel de Vox. Quand je lui ai demandé à qui elle le destinait, elle a haussé les épaules. « Je ne sais pas. À moi-même, j’imagine. Ou alors, c’est une bouteille à la mer. »
Centre-Vox n’en était-il pas devenu une ? Une bouteille au verre recuit par le soleil et la lumière des étoiles qui dérivait loin du rivage et renfermait des messages de chair et de sang ?
Je l’ai encouragée à continuer à écrire et j’ai mémorisé chacune des pages qu’elle m’a montrées, autrement dit, je les ai confiées au moindre gisement de mémoire accessible, non seulement à mon cerveau mortel, mais aux processeurs du Coryphée et aux nuages d’archivage des entités des Hypothétiques qui nous entouraient. Ces mots seraient peut-être un jour tout ce qu’il resterait d’elle.
J’ai suggéré à Turk d’écrire son propre témoignage, mais il n’en voyait pas l’intérêt. J’ai donc opté pour la conversation. Nous avons bavardé, parfois des heures, à chaque visite de mon corps mortel dans leur demeure au milieu de la forêt. Je savais tout ce que le Coryphée avait su au sujet de Turk, y compris ce que celui-ci avait raconté à Oscar sur l’homme qu’il avait tué, aussi pouvait-il parler en toute liberté.
« J’ai voulu en savoir davantage sur Orrin Mather, m’a-t-il dit. Il est né avec une espèce de lésion cérébrale. Il a vécu la plus grande partie de sa vie avec sa sœur aînée en Caroline du Nord. Il a été mêlé à beaucoup de bagarres, il buvait pas mal et il a fini par partir vers l’ouest. Il a braqué quelques magasins quand il s’est retrouvé à court d’argent et a envoyé comme ça un type à l’hôpital. Ce n’était pas un saint, loin de là. Mais je ne savais rien de tout ça quand j’ai fait ce que j’ai fait. Vraiment, c’était juste quelqu’un que la vie n’avait pas gâté. Dans d’autres circonstances, il aurait pu être différent. »