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Ce qu’on pouvait dire de chacun d’entre nous, bien entendu.

J’ai répondu à Turk que s’il écrivait ce dont il se souvenait sur Orrin Mather et Centre-Vox, je garderai ces mots en lieu sûr, avec ceux d’Allison, tant que survivraient Vox et l’écologie des Hypothétiques.

« Tu crois que ça changera quelque chose ?

— Non, sauf pour nous. »

Il a dit qu’il y réfléchirait.

Ces gens, Allison et Turk, étaient mes amis, les seuls véritables amis que j’ai jamais eus, et cela me désolait de devoir les quitter un jour. Je voulais garder quelque chose d’eux.

L’écologie des Hypothétiques était une forêt, luxuriante et stupide, mais pas forcément inhabitée pour autant. On aurait pu dire qu’elle était hantée.

J’en avais déjà eu quelques indications. Je n’étais pas le premier humain à accéder à la mémoire des Hypothétiques, même si je représentais sûrement un cas unique. Les Martiens s’étaient sporadiquement efforcés d’établir de telles connexions dans les années précédant la suppression par le mouvement bionormatif de toutes les expériences de ce genre. Le premier être humain sur Terre à y arriver, Jason Lawton, avait survécu à sa propre mort en colonisant l’espace computationnel des Hypothétiques… peut-être survivait-il toujours à l’intérieur, mais sa capacité à agir, son agence, avait été très limitée. (Il m’est venu à l’idée que c’était plus ou moins la définition d’un fantôme.)

Et un grand nombre des civilisations non humaines qui nous avaient précédés avaient réussi par leurs propres moyens à pénétrer dans la forêt.

Elles s’y trouvaient encore, bien après le déclin et la disparition de leurs civilisations physiques. J’avais du mal à les détecter, leur activité étant dissimulée pour empêcher les réseaux hôtes des Hypothétiques de les identifier et de les détruire. Elles existaient sous forme d’amas d’informations opérationnelles – de mondes virtuels – qui s’exécutaient dans les protocoles de collecte de données de l’écosystème galactique.

Je sentais leur présence, mais sans distinguer grand-chose d’autre sur elles. Le contenu de ces amas était distribué de manière fractale et impénétrablement complexe. Il y avait néanmoins là une authentique agence… non seulement une conscience, mais une activité délibérée qui modifiait les systèmes externes.

Je n’étais donc pas seul !… Sauf que ces virtualités étrangères étaient si bien défendues que je ne trouvais aucun moyen de les contacter, et si vieilles et inhumaines que je n’aurais sans doute rien compris de ce qu’elles pourraient avoir à dire.

Presque un an après notre conversation à ce sujet, Turk m’a tendu, sans commentaire, une liasse de papiers constituant son récit de ce qui lui était arrivé à Centre-Vox. (Cela commençait ainsi : Je m’appelle Turk Findley et je vais vous raconter ce que j’ai vécu longtemps après la disparition de tout ce que j’aimais ou connaissais.) Je l’ai remercié gravement et n’ai rien dit de plus.

Nous approchions de l’étoile d’une planète de l’Anneau des Mondes. J’ai ralenti Centre-Vox, transférant l’énergie cinétique dans les mines d’énergie de ce nouveau système (ce qui a augmenté la température de son soleil d’une imperceptible fraction de degré), et commencé à réduire le différentiel temporel entre Vox et l’univers extérieur. Quand nous avons croisé l’orbite de la planète la plus éloignée, j’ai montré à Turk et à Allison une capture d’image que j’avais réalisée : l’étoile, au disque encore à peine perceptible, vue à travers le pourtour d’une géante gazeuse glacée en orbite bien au-delà de la zone habitable. Au fond de ce système stellaire, mais encore bien trop loin pour être visible, sinon comme un minuscule reflet, il y avait la planète que ses habitants humains appelaient (ou avaient appelé) Port Nuage (dans une douzaine de langues, aucune d’elles n’étant l’anglais.)

C’était un monde aquatique constellé de chapelets d’îles aux endroits où les plaques tectoniques se frottaient les unes aux autres. Elle avait autrefois abrité une société humaine affable et relativement pacifique qui occupait à la fois les terres émergées disponibles et un grand nombre d’archipels artificiels. La plupart des régimes de Port Nuage avaient été des démocraties corticales, avec quelques colonies de Martiens bionormatifs radicaux. Mais des milliers d’années s’étant écoulées depuis, cela avait sans doute changé en partie ou en totalité.

Allison m’a demandé d’une petite voix si je savais quoi que ce soit sur la planète telle qu’elle était à présent.

Il se trouvait que j’avais essayé de capter des signaux parasites. Je n’en avais détecté aucun, ou aucun que j’aie pu identifier. Ce qui pouvait seulement vouloir dire que la civilisation résidante avait adopté des modes de communication sans la moindre perte. Les Hypothétiques étaient sûrement encore actifs, sur ce monde. Les planétésimaux glacés aux confins du système grouillaient d’entités machiniques occupées à se multiplier.

J’étais en compagnie d’Allison et de Turk quand le différentiel temporel entre Centre-Vox et l’environnement externe est redescendu à 1 pour 1. J’avais créé un écran qui remplissait toute une paroi de la plus grande pièce de leur maison, c’était en fait une fenêtre donnant sur le monde qui entourait Vox. Restée vide jusqu’à présent, elle s’est soudain remplie d’étoiles.

Port Nuage est apparue… une image amplifiée, car nous en étions encore à quelques minutes-lumière.

« C’est magnifique », a dit Allison. Elle n’avait jamais vu une planète de cette manière, depuis l’espace – les Voxais ne s’étaient que rarement intéressés au voyage spatial. Mais Port Nuage aurait paru magnifique même à un œil blasé. C’était un croissant de cobalt et de turquoise, avec une lune d’un blanc glacé un demi-degré au-dessus de l’horizon ensoleillé.

« Elle ressemble beaucoup à la Terre d’avant », a dit Turk.

Il m’a regardé en attendant ma réaction. Voyant que je ne disais rien, il a demandé : « Isaac ? Ça va ? »

Mais je n’ai pas pu répondre.

Non, ça n’allait pas. Mon corps était engourdi, mon esprit plein de lumières et de mouvements inexplicables. J’ai voulu me lever et j’ai perdu l’équilibre.

Avant que mes sens cessent de répondre, j’ai entendu le hurlement lointain d’une sirène, celle du vieux système autonome de défense intégré à l’infrastructure profonde de la ville, qui nous avertissait d’une invasion dont je ne percevais rien.

Les habitants de Port Nuage nous avaient vus arriver. L’espace-temps perverti autour de notre bulle temporelle, en libérant de l’énergie au cours de sa décélération dans le système, avait diffusé des rafales de rayonnements Cerenkov facilement détectables. Ils étaient donc venus à notre rencontre.

Ils croyaient possible que nous soyons hostiles. Ils savaient que nous n’étions pas une machine des Hypothétiques ordinaire, ils avaient beaucoup appris sur la nature de ceux-ci au cours des siècles écoulés depuis que Vox avait quitté la Terre. Dès que nous avons baissé notre barrière temporelle, ils ont isolé Centre-Vox des sources d’énergie locales et infiltré nos processeurs avec des protocoles suppresseurs réglés avec précision. Tout cela a eu pour effet d’endormir le Coryphée. Et comme il contenait une grande partie de ma conscience, j’ai aussitôt perdu connaissance.