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J’ai pu reconstituer par la suite ce qui s’était passé. Aussitôt les barrières désactivées, des humains en vaisseaux spatiaux s’étaient rués sur Centre-Vox et arrimés à lui. Ils étaient entrés sans rencontrer de résistance dans la ville, où ils avaient trouvé Turk et Allison qui, une fois les obstacles linguistiques surmontés, avaient pu expliquer qui ils étaient et d’où ils venaient. Ils avaient assuré que je n’étais pas dangereux et exigé qu’on me libère de ce qui équivalait à un coma provoqué. Les troupes de Port Nuage avaient attendu d’être certaines de mon inoffensivité pour accéder à leur demande.

Malgré ce mauvais départ, la situation s’était à peu près détendue quand j’ai repris connaissance. Je me suis réveillé dans mon corps mortel, sur un lit confortable d’une chambre d’hôpital à Centre-Vox, à nouveau en possession de toutes mes fonctions mentales. Une femme affirmant parler au nom des « régimes combinés de Port Nuage » est entrée, s’est présentée, puis s’est excusée pour la manière dont on m’avait traité.

Elle était grande et brune de peau, avec d’immenses yeux écartés. Je me suis enquis de Turk et d’Allison.

« Ils attendent dehors. Ils veulent vous voir.

— Ils ont fait un long voyage à la recherche d’un endroit où vivre. Vous pouvez leur en offrir un ? »

Elle a souri. « Je crois que nous pouvons leur faire bon accueil. Si vous êtes curieux de notre monde, j’ai transmis à votre mémoire externe les archives publiques de chaque régime. Jugez par vous-mêmes du genre de personnes que nous sommes. »

J’ai accédé à ces archives en un clin d’œil et été assez satisfait, même si je ne l’ai pas dit à cette femme.

« Vous avez parcouru une grande distance vous-même, Isaac Dvali. Nous pouvons vous faire une place aussi.

— C’est gentil, mais non merci. »

Elle a froncé les sourcils. « Vous êtes quelqu’un d’unique.

— Trop unique pour quitter cette ville. » J’ai répété ce qu’elle savait déjà : que je partageais une trop grande partie de ma conscience avec les processeurs du Coryphée pour pouvoir partir – mon corps ne serait qu’un morceau de viande radotant, si on l’extrayait de Centre-Vox.

« Nous pouvons régler cela », a-t-elle dit d’un ton assuré.

L’humanité avait appris quelques petites choses sur la nature des Hypothétiques, à ce qu’elle m’a expliqué. Les régimes de Port Nuage avaient déjà commencé à établir des colonies virtuelles à l’intérieur de l’espace computationnel des réseaux des Hypothétiques locaux. Les colons étaient en général des personnes âgées et infirmes, impatientes d’abandonner leur corps physique – je pouvais faire comme eux, m’a dit la femme.

« Ma situation actuelle me convient.

— Tout seul ?

— Tout seul, oui.

— Vous comprenez à quoi vous vous condamnez ? À l’isolement… jusqu’à la fin des temps, ou jusqu’à ce que votre perception de vous-même s’use et devienne chaotique.

— Je peux prendre des précautions contre ça. »

Je voyais qu’elle ne me croyait pas. « Qu’avez-vous l’intention de faire, alors ? Vagabonder pour l’éternité dans la galaxie ? »

Comme une bouteille à la mer.

« Il y a longtemps, ai-je dit, parmi les nombreux livres que possédait mon père, j’ai lu ceux d’un certain Rabelais. Quand il a appris qu’il mourait, Rabelais a dit : Je m’en vais chercher un grand peut-être[4]. » Je lui ai traduit la phrase.

« Mais il n’a trouvé que la mort. »

J’ai souri. « Peut-être. »

Elle a souri à son tour, mais je pense qu’elle avait pitié de moi.

J’ai fait mes adieux à Allison et à Turk. Allison m’a supplié d’accepter la proposition de l’ambassadrice et de rester, incarné ou non. Elle a pleuré quand j’ai refusé, mais je me suis montré inflexible. Je ne voulais pas d’une autre incarnation. Je n’avais ni cherché ni voulu l’actuelle.

Turk est resté un peu, une fois Allison sortie. « Je me demande parfois si quelque chose nous a choisis pour tout ça, pour tout ce qui nous est arrivé. Ça semble tellement bizarre, non ? Pas comme la vie des autres gens. »

Non, pas du tout, ai-je convenu. Mais je ne pensais pas que nous ayons été choisis. « Tout aurait pu se produire de beaucoup d’autres manières. Nous n’avons rien de spécial.

— Tu crois que tu trouveras quelque chose, en fin de compte ? Quelque chose qui expliquera tout ?

— Je ne sais pas. » Peut-être. « Nous tombons tous. Nous atterrissons tous quelque part.

— Un long voyage t’attend.

— Il ne me paraîtra pas long, à moi. Je voyage léger.

— On emporte ce qu’on emporte », a dit Turk Findley.

J’ai enfermé la ville dans sa bulle de temps ralenti et emprunté un peu de soleil pour accélérer. Centre-Vox a croisé l’orbite de la dernière planète du système et s’est enfoncé dans le vide interstellaire, toujours plus loin de Port Nuage. De mon point de vue, cela n’a pris qu’un instant. Les horloges de la ville égrenaient les secondes pour les siècles.

Je n’avais pas de destination. Je frôlais épisodiquement des étoiles massives, ce qui infléchissait ma trajectoire de manière imprévisible, tel un clochard déambulant dans la galaxie. Je n’intervenais que pour éviter un obstacle.

Dans le corps physique d’Isaac Dvali, je me promenais souvent dans les niveaux et allées de Centre-Vox. La ville continuait obstinément à accomplir ses tâches quotidiennes, à réguler l’atmosphère, à entretenir ses parcs et jardins vides. Au cours de ces promenades, il m’arrivait de croiser des machines de maintenance robotiques qui roulaient sur les passages publics, moines d’acier pressés d’aller aux matines. Ils ressemblaient à des gens, mais il leur manquait l’agence morale et je résistais au besoin déraisonnable de leur adresser la parole.

C’était un anachronisme gratuit de préserver le cycle des jours et des nuits, mais mon corps mortel préférait ainsi. La journée, je savourais le soleil artificiel. Le soir, je me plongeais dans de très anciens livres, reproductions tirées des archives voxaises, ou relisais les souvenirs que m’avaient laissés Turk et Allison.

La nuit, pendant que mon corps dormait, j’agrandissais ma perception de moi-même pour inclure tout Centre-Vox. Je modélisais la galaxie vieillissante et ma place dans celle-ci. Je récupérais des filets d’informations dans l’écheveau toujours plus complexe de l’écologie des Hypothétiques. Des étoiles encore jeunes quelques instants plus tôt épuisaient leur combustible nucléaire et se réduisaient à une braise ardente : naines brunes, étoiles à neutrons, singularités dans leurs tombes sans fond. Comparativement au passage du temps dans l’univers extérieur, ma conscience était vaste et lente. Voilà ce que les Hypothétiques auraient véritablement vu avec une conscience unitaire, me disais-je.

Les signaux circulaient à la vitesse de la lumière d’une étoile à l’autre, aussi rapidement qu’un neurone communiquait avec son voisin dans le cerveau mortel d’Isaac Dvali. Je me suis mis à percevoir la galaxie comme une entité complète et non comme un simple ensemble d’oasis stellaires séparées par des années-lumière de vide. Les réseaux des Hypothétiques les traversaient à la manière des hyphes de champignon dans un arbre pourri. Ma vision nocturne me montrait cette activité sous forme de fils de lumière multicolore, révélant une structure galactique complexe sans cela invisible. Des anneaux-mondes prospères se distinguaient comme des chaînes fermées d’atomes de carbone dans une molécule organique. Des anneaux anciens, morts, frissonnaient comme de pâles fantômes pendant que les machines des Hypothétiques qui leur étaient associées mouraient par manque de ressources, ou s’éparpillaient vers les pépinières stellaires avoisinantes.

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4

En français dans le texte, comme les deux peut-être en italique infra.