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La galaxie vivante vibrait d’épuisement et de regain. De nouvelles technologies et sources d’énergie étaient découvertes, exploitées, partagées.

Et tandis que l’univers vieillissait et se dilatait, d’autres galaxies, déjà immensément lointaines, fuyaient vers les limites de la perceptibilité. Mais même ces structures distantes et à peine discernables avaient commencé à révéler une vie cachée, des émissions de signaux parasites laissant penser qu’elles avaient développé leurs propres réseaux de style Hypothétiques. Elles chantaient comme des voix inintelligibles dans le noir, de moins en moins audibles.

Il était inévitable que j’en vienne à abandonner mon corps mortel pour vivre exclusivement dans les processeurs du Coryphée et dans le nuage de nanotechnologie des Hypothétiques qui entourait Centre-Vox. Mais je voulais continuer à pouvoir me déplacer physiquement dans la ville. Aussi, tout en laissant le corps d’Isaac Dvali mourir de faim dans un coma autoinduit, ai-je confectionné un substitut plus résistant, un corps robotique équipé de sens analogues, dans lequel je pouvais instancier ma conscience. Une fois ce projet achevé, j’ai pris dans mes bras non organiques les restes de mon moi organique que j’ai emportés dans une station de recyclage pour que les précieuses protéines du cadavre nourrissent les circuits fermés biochimiques de Centre-Vox. Je n’ai ressenti ni peine ni remords, et pourquoi en aurais-je eu ? J’étais ce que j’étais devenu. La viande fragile dans laquelle le message de moi-même avait d’abord voyagé jusqu’aux étoiles, l’ancienne galaxie somatique dans ses limites de chair, j’ai été heureux d’en nourrir les forêts de la ville.

Centre-Vox n’était pas un système tout à fait autosuffisant. Cela m’obligeait à récupérer des oligo-éléments dans des nébuleuses stellaires pour remplacer ce qui ne pouvait être recyclé. Bien entendu, à long terme, Centre-Vox était tout aussi mortel que n’importe quelle matière baryonique, même dans sa forteresse temporelle. Il suffisait d’attendre.

Je suis allé au-devant de la fin de toutes choses.

Centre-Vox tombait en une longue orbite elliptique autour du cœur galactique. J’ai commencé à diviser ma conscience en saccades, des moments de perception séparés par de longues périodes d’inactivité, afin que le temps semble passer plus rapidement, y compris à l’intérieur de la bulle temporelle entourant Centre-Vox.

L’entropie, sous la forme de liaisons chimiques défaites, de défaillances irréparables du système, de désintégration radioactive, rongeait les organes vitaux de la ville. Maladie et sécheresse massacraient les forêts et les décombres ont commencé à obstruer les passages publics. Les robots de maintenance mouraient faute d’entretien. Les régulateurs atmosphériques – les poumons de la ville – souffraient et finissaient par s’arrêter. L’air de Centre-Vox était toxique, même s’il n’y avait personne pour le respirer.

Protégés par de multiples redondances, les processeurs quantiques du Coryphée continuaient à fonctionner. Mais cela aussi n’était que temporaire.

L’univers se refroidissait. Les pépinières stellaires de la galaxie, les concentrations de poussière et de gaz qui donnaient naissance aux étoiles, s’étaient trop amenuisées pour rester fécondes. De vieilles étoiles ont faibli et sont mortes sans être remplacées. L’écologie des Hypothétiques a quitté ces ténèbres envahissantes pour se replier sur le cœur dense de la galaxie, moissonnant de l’énergie dans les gradients de pesanteur de massifs trous noirs.

Il est aussi arrivé autre chose à cette écologie tandis qu’elle s’abritait dans le cœur actif de la galaxie : ses mécanismes de collecte de données ont été récupérés et asservis par des espèces conscientes cherchant à survivre à leur mortalité organique. Ces virtualités dévoyées ont grandi, se sont rencontrées et parfois ont fusionné. (L’espèce humaine était la source d’une de ces proliférations conscientes, même si on pouvait difficilement qualifier sa descendance virtuelle d’« humaine » au sens classique du terme.) Des groupements de conscience postmortelle ont commencé à collaborer à un processus de prise de décision collective… une espèce de démocratie corticale, à l’échelle des années-lumière. La galaxie mourante s’est mise à produire une pensée unitaire.

Aucune de ces pensées ne pouvait être exprimée dans une langue classique, mais mon moi élargi les comprenait, du moins à peu près.

Je suis allé promener une dernière fois mon corps robotique dans les ruines de Centre-Vox, entre les tours brisées et penchées, dans les vastes niveaux obscurs ou vaguement éclairés d’une lumière hésitante. Vox avait traversé les mers de plusieurs mondes et traversait à présent la plus grande de toutes, mais j’allais bientôt devoir l’abandonner. J’avais déjà commencé à transférer mes souvenirs et mon identité dans le nuage des nanodispositifs des Hypothétiques, lui-même connecté aux derniers réseaux des Hypothétiques, tous alimentés par les dynamos d’anciennes singularités.

Et même cette dernière forteresse d’ordre et de signification était condamnée. Bientôt, la même énergie fantôme qui avait dilaté l’univers désassemblerait la matière elle-même, ne laissant qu’une poussière de particules subatomiques non liées. Ensuite, me suis-je dit, l’obscurité sera totale. Et je pourrai dormir.

Mais pour le moment, Centre-Vox poursuivait son périple. Le vide a envahi ses défenses défaillantes. Déserte, la ville a succombé au vide. En l’absence de gravité induite, son contenu a commencé à se déverser dans l’espace par les brèches des murailles.

Derrière celles-ci, dehors, mes frontières somatiques se sont dilatées de manière déconcertante.

Le réseau des Hypothétiques s’est densifié et complexifié, ses régimes virtuels consacrant une immense puissance de calcul au problème de la survie. Des anomalies gravitationnelles laissaient penser à l’existence de mégastructures plus grandes que l’horizon des événements de l’univers lui-même, de superficiels gradients d’énergie spectrale qui pourraient servir à faire sortir du désert entropique l’intelligence organisée. Mais comment, et à quel prix ?

Je n’ai pas participé à ces débats. Ma propre conscience, désormais totalement incorporelle, était trop limitée pour les comprendre pleinement. De toute manière, les arguments n’auraient jamais pu être exprimés en mots – le préambule d’une seule pensée aurait nécessité des milliers de volumes, une légion d’interprètes et un vocabulaire n’ayant jamais existé.

La macrostructure tridimensionnelle de l’univers a entamé son effondrement final. Pendant lequel elle a révélé de nouveaux horizons. Des dimensions cachées de l’espace-temps se sont déployées tandis que de nouvelles particules et de nouvelles forces se cristallisaient à partir de l’écume quantique. Les ténèbres ultimes que j’avais espérées ne sont jamais arrivées. L’entité qui avait été le réseau des Hypothétiques, auquel j’étais inextricablement lié, a connu une expansion soudaine et exponentielle.

Mais je ne peux décrire le royaume dans lequel nous sommes entrés. Nous étions forcés d’inventer de nouveaux sens pour le percevoir et de nouveaux modes de pensée pour le comprendre.

Nous nous sommes retrouvés dans un vaste espace fractal aux nombreuses dimensions où nous avons découvert que nous n’étions pas seuls. Des structures multidimensionnelles hébergeaient des entités ayant subsumé l’espace-temps quadridimensionnel qui nous contenait autrefois. Si vieux étions-nous, si grands étions-nous devenus, ces entités l’étaient davantage. Nous sommes passés entre elles sans qu’elles nous remarquent ou s’intéressent à nous.