De ce nouveau point de vue, l’univers que j’avais habité est devenu un objet que je percevais dans sa totalité. C’était une hypersphère à l’intérieur d’un nuage d’états alternatifs, la somme de toutes les trajectoires quantiques possibles depuis le Big Bang jusqu’à la désintégration de la matière. La « réalité » – l’histoire telle que nous l’avions connue ou déduite – n’était que la plus probable de ces trajectoires possibles. Il en existait d’autres, innombrables, réelles dans un sens différent : un ensemble immense mais fini de chemins non empruntés, une forêt spectrale d’alternatives quantiques, les rives d’une mer inconnue.
Jeter une bouteille à la mer est un acte idéaliste, d’une sublime humanité. Si vous vouliez écrire un message de ce genre, en quoi consisterait-il ? En une équation ? Une confession ? Un poème ?
Ceci est ma confession. Ceci est mon poème.
Au milieu de ce nuage d’histoires non vécues, il y avait des vies non vécues, infinitésimales, enfouies dans des éons de temps et des siècles-lumière d’espace, seulement irréelles parce qu’elles n’avaient jamais été jouées ou observées. J’ai compris qu’il était en mon pouvoir de les toucher et par conséquent de les réaliser. Une telle intervention de ma part conduirait à un nouveau et imprévisible affluent du temps, qui ne ferait pas table rase de l’histoire ancienne, mais la longerait. Le prix à payer serait ma propre conscience.
Je ne pourrais jamais entrer dans cet espace-temps quadridimensionnel. Si j’intervenais, cela créerait une nouvelle histoire future… aux dépens de la continuation de mon existence.
Ce n’est pas la mort qui est inévitable mais le changement. Le changement est la seule réalité permanente. Le métavers évolue, fractalement et à jamais. Les saints deviennent des pécheurs, les pécheurs des saints. La poussière devient des hommes, les hommes des dieux, les dieux de la poussière.
J’ai regretté de ne pas avoir pu dire ces choses à Turk Findley.
J’aurais pu intervenir dans ma propre histoire potentielle, mais je n’en ressentais ni l’envie ni le besoin. Je voulais que mon dernier acte soit un cadeau, même si je ne pouvais pas en prévoir les conséquences ultimes.
Au fond du couloir réfléchissant des événements non vécus, dans un motel des faubourgs de Raleigh, en Caroline du Nord, une femme se livre à un acte sexuel en échange d’une fiole en plastique marron contenant ce qu’elle croit être un gramme de méthamphétamine. Son partenaire est un ouvrier foreur au chômage en route pour la Californie, où son cousin lui offre un emploi dans son entreprise de travaux publics. Il pénètre la femme sans préservatif et ne tarde pas à repartir une fois l’acte consommé. C’est bien de la meth qu’il a fait goûter à la femme au moment de louer la chambre, mais la fiole qu’il laisse sur la commode ne contient que du sucre en poudre.
L’existence d’Orrin Mather est compromise dès son humiliante conception. Sa mère anorexique le met prématurément au monde. Le bébé souffre le martyre à cause du manque. Il survit, mais la malnutrition et les multiples toxicodépendances de sa mère ont laissé des traces. Orrin aura toujours davantage de mal que les autres à établir et à suivre un plan. Il sera souvent surpris, en général désagréablement, par les conséquences de ses actes.
Je ne peux pas faire de lui un être humain plus parfait. Ce n’est pas en mon pouvoir. Je ne peux que lui donner des mots. Et en écrivant ces mots dans le cervelet d’un enfant, je me dissous et rends réel un monde d’ombres.
Il dort par terre sur un matelas dans un mobile home de location. Assise non loin de lui sur une chaise en plastique, sa sœur Ariel regarde un téléviseur au son coupé tout en piochant des céréales sans lait dans un bol ébréché. Orrin rêve qu’il marche sur une plage, même s’il n’en a vu que dans des films. Les vagues lui apportent quelque chose, une bouteille au verre décoloré par des années de soleil et d’eau salée. Il la ramasse. Bien qu’hermétiquement bouchée, la bouteille s’ouvre sous ses doigts.
Des papiers en tombent et se déplient dans sa paume. Il n’a pas encore appris à lire, mais arrive comme par magie à déchiffrer ces mots-là. Il les lit tous, page après page. Et ces mots, il ne les oubliera jamais.
Je m’appelle Turk Findley, lit-il.
Et : Je m’appelle Allison Pearl.
Et : Je m’appelle Isaac Dvali.
Je m’appelle Isaac Dvali et
Je ne peux plus écrire cela.
Je m’appelle Orrin Mather. C’est mon nom.
Je m’appelle Orrin Mather et je travaille dans une serre à Laramie, dans le Wyoming.
Dans la serre de cette pépinière où je travaille, il y a des sentiers entre les plantes et les tables des semis. Pour pouvoir aller d’un endroit à un autre. Ça permet aussi de s’occuper des plantes sans marcher dessus. Tous ces chemins sont reliés les uns aux autres. On peut aller par ici ou par là. Tous ont le même début et la même fin. Mais on ne peut être qu’à un endroit à la fois.
Je crois que je suis né avec ces rêves ou ces souvenirs sur Turk Findley, Allison Pearl et Isaac Dvali. Ils m’ont beaucoup perturbé quand j’étais plus petit. Ils me venaient comme des visions. Comme si un vent passait en moi, ma sœur Ariel aimait dire.
C’est pour ça que je suis parti sans prévenir en bus à Houston. Et que j’ai écrit mes rêves dans mes carnets.
À Houston, ça ne s’est pas passé comme je m’y attendais. (Comme vous le savez, docteur Cole, et je pense que personne d’autre ne lira ces pages… sauf si vous les montrez à l’agent Bose, ce qui ne me gênerait pas.) J’imagine que je n’ai pas pris le même chemin que dans mon rêve. Je n’ai jamais braqué de magasins, par exemple. J’aurais sans doute pu. Dieu sait que, des fois, j’ai eu assez faim et été assez en colère pour ça. Mais chaque fois que j’avais envie de faire du mal à quelqu’un, je pensais à Turk Findley et au type en feu (qui était moi !) et je me disais que ça devait vraiment être terrible de porter le poids de la mort de quelqu’un d’autre.
Je travaille dans la serre surtout la nuit, mais ils n’éteignent jamais les grandes lumières. C’est comme une maison tout le temps au soleil de midi. J’aime bien l’humidité de l’air et l’odeur des choses qui poussent, et même celle qui pique de l’engrais chimique. Vous vous souvenez de ces fleurs qui poussaient sous la fenêtre de ma chambre au State Care, docteur Cole ? Des oiseaux de paradis, vous avez dit qu’elles s’appelaient. Elles ressemblaient à une chose, mais elles en étaient une autre, en fait. Sauf qu’elles n’ont pas choisi de ressembler à ça. Elles sont juste ce que le temps et la nature ont fait d’elles.
On ne cultive pas ce genre de fleurs dans la serre où je travaille. Mais je me souviens qu’elles étaient très jolies. Elles ressemblent vraiment à des oiseaux, n’est-ce pas ?
Je ne crois pas que je vous écrirai encore, docteur Cole. Ne le prenez pas mal. C’est juste que je ne veux plus penser à ces choses pénibles.
Les gens à qui l’agent Bose m’a présenté ont été vraiment gentils. Ils m’ont trouvé ce travail, et aussi un endroit où on peut vivre, Ariel et moi. Ce sont de braves gens, même si ce qu’ils font n’est pas légal. Ce ne sont pas vraiment des criminels. Ils croient juste pouvoir inventer une meilleure façon de vivre.